Chagos, l’arrêt du 28.01.2021 Frontières maritimes entre Maurice et les Maldives

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Introduction

(1) L’arrêt du 28 janvier 2021 est décisif sur la question de la souveraineté sur l’archipel des Chagos. Dans l’affaire relative à la délimitation de la frontière maritime entre Maurice et les Maldives dans l’océan Indien (Maurice/Maldives) la chambre spéciale du Tribunal international du droit de la mer a rejeté les exceptions d’incompétence et d’irrecevabilité soulevées par l’Etat défendeur. L’arrêt sur les exceptions préliminaires du 28 janvier 2021 ouvre ainsi la voie au jugement au fond qui prononcera la délimitation judiciaire de la frontière maritime commune entre les Maldives et Maurice, consacrant de cette manière la souveraineté de ce dernier sur l’Archipel des Chagos.

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(2) L’avenir des Chagos n’est pas encore réglé. Maurice enchaîne ainsi les victoires juridiques dans les enceintes politiques, spécialement à l’ONU, et dans les prétoires internationaux, comme champion de la décolonisation dans le différend territorial qui l’oppose au Royaume-Uni. Toutefois, aussi spectaculaires et incontestables soient-ils, ces succès ne constituent pour l’heure qu’une victoire à la Pyrrhus. Chaque avancée rapproche en effet Maurice de l’impasse diplomatique. La délimitation maritime est secondaire par rapport à la question de la souveraineté sur les Chagos, mais cette dernière n’efface pas l’interrogation sur l’avenir de la base navale de Diego Garcia. La crise des Chagos est, en effet, intrinsèquement liée à l’existence de cette base américaine et sa stratégie juridique, aussi brillante soit-elle, ne dispensera pas Maurice, qui en est conscient, d’une négociation politique sur le sort du centre de défense de Diego Garcia notamment. Bien entendu, le Royaume-Uni et les Etats-Unis n’y échapperont pas non plus. Le droit international et ses mécanismes judiciaires n’ont pas vocation à se substituer à la diplomatie.

(3) Un joli coup de billard à deux bandes. Le différend maritime entre Maurice et les Maldives peut être considéré comme un effet secondaire du conflit juridique qui oppose depuis plusieurs décennies Maurice au Royaume-Uni au sujet de l’exercice de la souveraineté sur l’archipel des Chagos. Cette extension de la crise ne devrait pas surprendre, parce que la souveraineté est une situation objective que son titulaire peut opposer aux Etats tiers. Les Etats voisins sont évidemment aux premières loges, mais la succession d’Etat n’affecte pas les frontières existantes. Toutefois, au sud, la frontière maritime commune des Maldives avec l’archipel des Chagos n’est pas encore délimitée. Maurice a saisi cette opportunité pour porter l’estocade au Royaume-Uni.

(4) Acte 1 – 2015. Sa première attaque s’était pourtant soldée par un échec, certes relatif. La sentence rendue le 18 mars 2015 par un tribunal arbitral de l’Annexe VII de la Convention des Nations unies sur le droit de la mer dans l’affaire relative à l’aire marine protégée des Chagos a été une décision mi-figue, mi-raisin. D’une part, le tribunal a considéré qu’il n’était pas compétent pour examiner si le Royaume-Uni était bien l’Etat côtier au sens de la Convention, parce que cette question l’aurait amené en l’espèce à trancher un différend portant sur la souveraineté en ce qui concerne le territoire des Chagos. Toutefois, cette position n’avait été soutenue que par trois des cinq arbitres et l’opinion dissidente du Juge Rüdiger Wolfrum pèse d’un poids certain. D’autre part, sur le fond, le tribunal arbitral a constaté que la création de l’aire marine des Chagos par un acte unilatéral britannique a porté atteinte à plusieurs droits que Maurice tire de la Convention sur le droit de la mer.

(5) Acte 2 – 2019. La sentence de 2015 a fermé toute possibilité de porter le différend sur la souveraineté opposant Maurice au Royaume-Uni devant un tribunal international. En bon joueur, Maurice est venu par la bande engager une épreuve judiciaire devant la Cour internationale de justice : faute de titre de compétence, la voie contentieuse est fermée. Qu’à cela ne tienne, Maurice, impliquant la solidarité africaine, a obtenu l’adoption de la résolution du 22 juin 2017 de l’Assemblée générale saisissant la Cour internationale de justice d’une demande d’avis consultatif sur la situation des Chagos (A/RES/71/292, A/71/PV.88). L’avis de la Cour a été rendu le 25 février 2019. Il répond pleinement aux aspirations de Maurice, puisque la Haute juridiction conclut que « le processus de décolonisation de Maurice n’a pas été validement mené à bien lorsque ce pays a accédé à l’indépendance » et que « le Royaume-Uni est tenu, dans les plus brefs délais, de mettre fin à son administration de l’archipel des Chagos ». L’Assemblée générale des Nations unies a approuvé cet avis judiciaire par une résolution du 22 mai 2019 (A/RES/73/295, A/73/PV.83).

(6) Acte 3 – 2021. Sans tergiverser, Maurice a une seconde fois, après son action à l’ONU, pris le Royaume-Uni par la bande en faisant un procès aux Maldives au sujet de la frontière maritime commune. Pourquoi cette dernière procédure porte-t-elle un coup fatal à la cause du Royaume-Uni au sujet des Chagos ? La chambre spéciale du Tribunal international du droit de la mer sera amenée à fixer un ensemble de coordonnées géographiques qui détermineront la ligne frontière entre l’Etat archipélagique des Maldives et l’Etat de Maurice. Acte décisoire revêtu de l’autorité de la chose jugée, l’arrêt que rendra la chambre spéciale constituera un titre de souveraineté sur la frontière maritime commune que les Etats parties à l’instance pourront opposer aux Etats tiers, y compris le Royaume-Uni. On comprend dès lors l’importance de l’arrêt du 28 janvier 2021 qui a tranché toutes les objections de principe à cette procédure. L’arrêt au fond s’imposera au Royaume-Uni qui n’est pourtant pas partie à l’instance, de la même façon qu’il n’a pas été en mesure de consentir à l’examen par la Cour internationale de Justice des questions de droit objectif que soulève son différend avec Maurice au sujet des Chagos.

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(7) Une affaire exceptionnelle. On comprend aussi finalement que plusieurs événements ayant une portée juridique se sont enchaînés d’une manière très inhabituelle dans cette affaire et que l’arrêt du 21 janvier 2021 est vraiment exceptionnel. Maurice a développé une stratégie combinant procédures politiques et actions devant les juridictions internationales. Son succès démontre la pertinence de l’approche de stratégie contentieuse. Par ailleurs, si l’on évoque le coup de billard à deux bandes de Maurice, il convient également d’envisager les ricochets de cette affaire. L’Organisation des Nations unies pourrait être encouragée à utiliser davantage la procédure consultative devant la Cour internationale de justice. Il est difficile d’aborder cette question en l’état actuel.

(8) Contrariété manifeste de jurisprudence. L’incidence de l’arrêt de la chambre spéciale du Tribunal international du droit de la mer (TIDM) sur un autre procès en cours, l’arbitrage entre l’Ukraine et la Fédération de Russie dans l’affaire Droits de l’Etat côtier, est par contre immédiate et manifeste : le TIDM contredit totalement le Tribunal arbitral au sujet de l’exception relative à l’existence d’un différend de souveraineté. Quelles conséquences découleront de cette contrariété de jurisprudence entre deux tribunaux relevant de l’article 287 de la Convention des Nations unies sur le droit de la mer (CNUDM), c’est-à-dire entre deux organes de règlement des différends relatifs à la Convention ? Il appartiendra évidemment aux Etats, tout spécialement à l’Ukraine, de tirer les conséquences de cette situation inédite et spectaculaire.

1. L’examen des exceptions d’incompétence et d’irrecevabilité soulevées par les Maldives

(9) Transfert de procédure contentieuse. Lors de leurs consultations le 17 septembre 2019 les Maldives et Maurice sont convenues de transférer la procédure arbitrale de l’Annexe VII de la CNUDM instituée par Maurice dans le cadre du différend relatif à la délimitation de la frontière maritime entre Maurice et les Maldives dans l’océan Indien à une chambre spéciale du Tribunal de Hambourg. Le compromis signé par les deux Etats le 19 septembre 2019 ne correspond pas à une situation de juridiction facultative. En effet, à défaut d’un compromis, un tribunal arbitral aurait été constitué à la seule demande de Maurice. L’accord des parties a donc pour seul objet de transférer la procédure contentieuse à la chambre spéciale du Tribunal international du droit de la mer et non pas d’exprimer le consentement à la juridiction. C’est dans ce contexte que les Maldives ont soulevé des exceptions d’incompétence et d’irrecevabilité.

(10) Frontière maritime. La frontière maritime en cause n’est pas une frontière d’Etat (mer territoriale), mais la limite de la zone économique exclusive et du plateau continental entre deux Etats qui se font face. En effet, les deux Etats ont exprimé unilatéralement leurs prétentions en ce qui concerne les limites de leurs zones économiques exclusives respectives qui font apparaître une zone de chevauchement. Ce conflit entre les prétentions est l’objet du différend porté devant une chambre spéciale du Tribunal international du droit de la mer à l’initiative de Maurice. Toutefois, un autre différend est sous-jacent dans les rapports entre Maurice et les Maldives : ces derniers ont en effet soumis un projet de plateau continental étendu au-delà de 200 milles marins à la Commission des Limites du Plateau continental. Ainsi Maurice demande au Tribunal « de délimiter conformément aux principes et aux règles énoncés dans la Convention la frontière maritime entre Maurice et les Maldives dans l’océan Indien, dans la ZEE et sur le plateau continental, y compris la portion du plateau continental relevant de Maurice au-delà de 200 milles marins des lignes de base à partir desquelles est mesurée la largeur de sa mer territoriale ».

(11) Position des Maldives sur la délimitation maritime (observations écrites de Maurice sur les exceptions préliminaires soulevées par la République des Maldives, carte page 31). La loi sur les zones maritimes n°6/96 établit la limite de la zone économique et du plateau continental à 200 milles de la ligne de base archipélagique (art. 6). Toutefois l’article 7 précise que cette délimitation ne fait pas obstacle à la conclusion d’un accord de délimitation avec un autre Etat dont la zone économique exclusive chevaucherait celle des Maldives :

Position des Maldives sur la délimitation maritime Chagos Indemer Institut du droit de la mer Monaco

« 7. In the event that the exclusive economic zone of Maldives as determined under section 6 of this Act overlaps with the exclusive economic zone of another State, this Act does not prohibit the Government of Maldives from entering into an agreement with that State as regards the area of overlapping and delimiting the exclusive economic zone of Maldives for the said area of overlapping. »

Subsiste la question de la correction éventuelle de la frontière maritime des Maldives, telle qu’elle est établie par sa loi n°6/96, au sud vers l’archipel des Chagos. Devant la chambre spéciale, la République des Maldives a justifié son refus de négocier un accord de délimitation de la frontière commune avec Maurice par un souci de neutralité à l’égard du différend territorial le Royaume-Uni. Elle a aussi voté contre la résolution du 22 juin 2017 de l’Assemblée générale saisissant la Cour internationale de justice d’une demande d’avis consultatif sur la situation des Chagos (A/RES/71/292, A/71/PV.88) et contre la résolution du 22 mai 2019 approuvant l’Avis rendu par la Cour (A/RES/73/295, A/73/PV.83). Elle a ainsi justifié ce second vote négatif :

« Le projet de résolution dont nous sommes saisis aujourd’hui pourrait avoir de graves conséquences pour les Maldives. Tout en respectant pleinement l’avis consultatif de la Cour internationale de Justice sur les Effets juridiques de la séparation de l’archipel des Chagos de Maurice en 1965 (voir A/73/773), le projet de résolution préjuge des incidences sur la demande présentée par les Maldives à la Commission des limites du plateau continental en juillet 2010. En l’absence d’une procédure régulière et de clarté quant aux incidences juridiques d’une question contestée, les Maldives ne sont pas en mesure d’appuyer le projet de résolution pour la seule question de la décolonisation. Pour les Maldives, toute incertitude concernant la question de l’archipel des Chagos pourrait avoir de graves incidences sur la souveraineté, l’intégrité territoriale et la sécurité de la région de l’océan Indien » (A/73/PV.83, pages 12/13).

Pour la République des Maldives la situation résultant de l’avis de la Cour internationale de justice et de la résolution subséquente de l’Assemblée générale serait source d’incertitude juridique. A des degrés divers de nombreux Etats ont partagé cette appréhension. L’avis et la résolution présentent des caractères similaires dont la combinaison crée la confusion : l’avis est l’expression d’une opinion autorisée et il n’a pas en soi de portée décisoire. Sa formulation est néanmoins péremptoire. La résolution n’est qu’une invitation à agir, mais elle est rédigée de manière à ne pas laisser aux Etats destinataires une marge substantielle d’appréciation.

Admettre cette incertitude juridique entraînerait néanmoins des conséquences inacceptables. Si Maurice n’avait pas la souveraineté sur les Chagos, aucun Etat, y compris le Royaume-Uni, n’aurait la capacité de conclure un accord de délimitation avec les Maldives. La sentence arbitrale de 2015 a, en effet, reconnu que l’établissement de l’aire marine protégée par le Royaume-Uni portait atteinte aux droits que la CNUDM attribue à Maurice dans l’espace des Chagos, les droits de pêche, le droit à la restitution de l’archipel et celui de tirer bénéfice de tout gisement minier ou pétrolier. Ce sont des droits que le droit de la mer reconnait à l’Etat côtier. Si la chambre avait accepté les exceptions d’incompétence soulevées par la République des Maldives elle aurait bloqué toute possibilité de fixer la frontière maritime avec l’Archipel des Chagos tout en excluant vraisemblablement aussi les arrangements pratiques permettant d’atténuer les conséquences d’une telle situation. Et l’absence d’opposition valide d’un Etat côtier aurait permis aux Maldives de maintenir indéfiniment leurs prétentions formulées dans la loi n°6/96 en contradiction avec la lettre et l’esprit des articles 74 et 83 de la CNUDM.

(12) Les exceptions préliminaires soulevées par les Maldives (Exceptions préliminaires déposées par la République des Maldives du 18 décembre 2019). La procédure des exceptions préliminaires permet de trancher les exceptions d’incompétence et d’irrecevabilité soulevées par le défendeur avant d’entamer l’examen du fond de l’affaire, en l’espèce avant de procéder à la délimitation de la frontière maritime. Les Maldives contestant ce procès engagé par Maurice, cette procédure incidente est décisive, parce que l’arrêt du 28 janvier 2021 est revêtu de l’autorité de la chose jugée. Ce caractère définitif interdit un réexamen des mêmes exceptions dans l’instance au fond de l’affaire. Cet arrêt est essentiel, parce que l’enjeu du procès avait trait précisément à ces questions de procédure. La délimitation qui la suivra devrait soulever peu de questions importantes. Si cinq exceptions ont été opposées par les Maldives les deux premières sont fondamentales et étroitement liées parce qu’elles ont trait à la situation juridique du Royaume-Uni et à sa revendication de souveraineté sur les Chagos

(13) Approches bilatérale et multilatérale de la décolonisation et du droit de la mer. La chambre spéciale du TIDM a confirmé et tiré les conséquences de l’avis rendu par la Cour internationale de justice en confirmant l’absence de souveraineté du Royaume-Uni sur le territoire des Chagos et la qualité d’Etat côtier, au sens de la Convention sur le droit de la mer, de Maurice. On constate ainsi une forte convergence des motifs qui soutiennent les décisions prononcées par les trois juridictions internationales qui se sont prononcées à partir de 2015 dans l’affaire des Chagos, le tribunal arbitral de l’annexe VII, la Cour internationale de justice en 2019 et la chambre spéciale du Tribunal international du droit de la mer en janvier 2021. Face à cette convergence des juges, les Etats africains ont exprimé une forte solidarité avec Maurice. Surtout on remarque la constitution d’une coalition baroque d’Etats réunissant notamment les cinq membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU dans une analyse bilatérale du conflit de souveraineté sur les Chagos. Une approche bilatérale a ainsi fait face au multilatéralisme du droit de la décolonisation et du droit de la mer, arbitrée finalement par les juges en faveur de la deuxième approche.

Ainsi, dans son exposé écrit adressé à la Cour internationale de justice qui est représentatif de la position d’un certain nombre d’Etats, la France conclut que :

« 17. Ledit différend (entre Maurice et le Royaume-Uni) est relatif à une série d’accords bilatéraux conclus relativement à l’archipel des Chagos, engagements confirmés récemment par une sentence arbitrale rendue le 18 mars 2015 ainsi que par une décision de la Cour européenne des droits de l’homme en date du 11 décembre 2012. La question de l’archipel des Chagos est ainsi régie par des engagements particuliers entre les parties intéressées, et par des décisions dotées de l’autorité de la chose jugée.

19. Dans ces circonstances, il apparait ainsi que l’objet réel de la demande d’avis soumise à la Cour est le règlement d’un différend bilatéral opposant les Etats concernés à propos d’engagements souscrits par eux relativement à l’archipel des Chagos et que l’absence de consentement des deux Etats à en saisir la Cour par la voie contentieuse devrait conduire la Cour à décliner la présente demande d’avis consultatif. Le respect du « principe selon lequel un Etat n’est pas tenu de soumettre un différend au règlement judiciaire s’il n’est pas consentant » s’impose tout particulièrement pour éviter que la procédure consultative ne soit utilisée, ce qui n’est pas sa fonction, comme voie de recours subsidiaire en cas d’absence de consentement à la juridiction d’une des parties au différend ».

Appliqué au contexte de l’affaire des Chagos, c’est-à-dire dans le cadre de la décolonisation et du droit de la mer, la situation juridique en question n’est pas réductible au rapport de droit entre l’ancienne puissance coloniale et l’Etat décolonisé. Par nature la décolonisation est un processus multilatéral et les droits et obligations de l’Etat côtier sont définis par des règles de nature conventionnelle (CNUDM) et coutumière fondant un régime objectif opposable aux tiers. Dans ce passage, la France exprime sa conviction que « la question de l’archipel des Chagos est (…) régie par des engagements particuliers entre les parties intéressées, et par des décisions dotées de l’autorité de la chose jugée ». Affirmée comme une pétition de principe, cette position n’a pas résisté à l’analyse.

Ainsi la Cour a estimé que l’existence de telles décisions juridictionnelles ne faisait pas obstacle à ce qu’elle donne un avis à l’organe habilité à le lui demander et que, au demeurant, les questions posées au tribunal arbitral dans l’affaire relative à l’aire marine protégée étaient différentes (Avis, par 82, p. 25). Il y a lieu de souligner à cet égard que la Cour a concentré son examen sur la période précédant l’indépendance de Maurice, soit 1965-1968 (par. 140 à 143, p. 39). La sentence arbitrale de 2015 n’est pas mentionnée par la Cour dans son examen du droit applicable (p. 40 et s., par. 144 à 162). De son côté, la Chambre spéciale du TIDM a écarté toute autorité de chose jugée de la sentence en question en ce qui concerne la souveraineté sur les Chagos :

« 215. La Chambre spéciale, au paragraphe 138 ci-dessus, n’a pas accepté l’assertion des Maldives selon laquelle le tribunal arbitral aurait décidé, avec autorité de chose jugée à l’égard de Maurice et du Royaume-Uni, que tant que le différend de souveraineté ne serait pas réglé le Royaume-Uni serait habilité à exercer sur l’archipel des Chagos les droits que tout État côtier tire de la Convention. Il est donc manifeste, que l’avis consultatif ait ou non réglé le différend de souveraineté, que la question de savoir si l’avis consultatif a annulé la sentence arbitrale ne saurait se poser puisque cette dernière ne contenait pas de décision à cet effet » (page 67).

La même constatation peut être appliquée à la décision d’irrecevabilité rendue par la Cour européenne des droits de l’homme sur la requête des Chagossiens (Chagos Islanders against the United Kindgom, n° 35662/04, décision du 11 décembre 2012) citée également dans l’exposé écrit de la France en tant que décision judiciaire revêtue de l‘autorité de chose jugée. Or Le lien juridictionnel du Royaume-Uni à l’égard des Chagossiens, fondement de l’application de la CEDH, n’implique pas la disposition de la souveraineté sur le territoire des Chagos. En outre, les questions de respect des droits garantis par la Convention européenne, d’une part, et celles de la « dépopulation » des Chagos et de l’atteinte substantielle au droit à l’autodétermination, d’autre part, ne se confondent pas.

La position qui a été exprimée par la France dans son exposé écrit au sujet de la requête de l’Assemblée générale à la Cour internationale de justice exprime la conviction partagée par plusieurs Etats que la situation des Chagos, en ce qui concerne la souveraineté sur cet archipel, est spéciale en ce sens qu’elle relèverait d’un cadre juridique particulier, propre à la relation entre le Royaume-Uni et la République de Maurice. Or la pertinence de cette thèse dépendait en définitive de la validité de l’« accord de Lancaster House » de 1965, compromis entre le Royaume-Uni et le gouvernement mauricien sur le détachement des Chagos du territoire de Maurice avant et en vue de l’accession à l’indépendance de cette colonie britannique en 1968. Le tribunal arbitral a pu constater que le Royaume-Uni comme Maurice considérait que cette question de la validité de l’accord en question, un instrument qui ne pouvait être regardé comme un accord interétatique, était décisive en ce qui concerne la souveraineté sur les Chagos. En outre la seule analyse des événements qui ont marqué le détachement des Chagos et l’accession de Maurice à l’indépendance, très bien retracés par la Cour internationale de justice dans son avis, prouve, au-delà de tout doute raisonnable, que les autorités de Maurice ont agi sous la contrainte de l’Etat colonial et que ce dernier, de surcroit, a procédé à l’expulsion forcé des Chagossiens. En définitive, tout observateur avisé était en mesure de conclure que le processus de décolonisation n’avait pas été mené à son terme dans des conditions acceptables, sans avoir besoin d’être éclairé par l’opinion juridique de la Cour internationale de justice. Il est frappant de constater à quel point l’incompatibilité du projet d’établissement de la base aéronavale de Diego Garcia était notoire et manifeste à l’époque même de sa mise en œuvre et il convient bien-sûr de s’interroger sur l’attitude des Etats tiers qui ont privilégié une forme de neutralité ou, au moins, de distance par rapport aux revendications croisées du Royaume-Uni et de Maurice.

Dans sa déclaration, la Juge XUE observe que :

« Les tentatives menées par Maurice, dans l’exercice de son droit de fond, pour régler la question de l’archipel des Chagos avec le Royaume-Uni par recours à des mécanismes bilatéraux et faisant appel à une tierce partie, ne modifient en rien la nature de la question en litige, qui en est une de décolonisation, ni ne retirent à l’Assemblée générale le mandat conféré par la Charte des Nations Unies en matière de décolonisation. L’expérience a mis en évidence que la question de la décolonisation pouvait être abordée tant au niveau bilatéral qu’au niveau multilatéral, qui ne s’excluent pas mutuellement en droit international.

20. Etant donné le contexte historique de la séparation de l’archipel des Chagos, il est difficile d’admettre qu’avec le temps la question du détachement de l’archipel soit devenue un différend territorial bilatéral par-delà l’enjeu de la décolonisation » (Recueil, p. 146-147).

Cette dualité du niveau bilatéral et multilatéral s’applique aussi au droit de la mer. Les droits de l’Etat côtier concernent essentiellement les Etats de pavillon des navires, titulaires de la liberté de navigation, qui ont un intérêt juridique à l’existence de situations territoriales objectivement établies, confirmé par la Cour permanente de justice dans l’Affaire du Vapeur Wimbledon.

Derrière le différend d’ordre juridique entre le Royaume-Uni et Maurice, il y a un différend pratique au sujet de l’avenir du centre de défense de Diego Garcia essentiellement qui explique cette distance maintenue par des Etats tiers à l’égard de la crise des Chagos. La crainte générale a été que l’argumentation juridique qui était favorable à Maurice n’amène cet Etat sur une position rigide et non coopérative qui ferait obstacle au règlement négocié au sujet de Diego Garcia.

2. Après l’administration britannique, le sort du centre de défense de Diego Garcia

A. Un objet stratégique

(14) L’Archipel des Chagos est constitué de 7 groupes d’atolls. Le plus méridional, Diego Garcia se présente comme un étroit cordon sablonneux en fer à cheval qui entoure un lagon de 21 km de longueur pour une largeur de 11 km. Sa profondeur, jusqu’à 30 m., lui permet d’accueillir même des porte-avions. Ce remarquable havre naturel mis gracieusement à la disposition de l’armée des Etats-Unis par le Royaume-Uni accueille une base aéronavale. Elle est opérationnelle depuis 1986 et elle devrait fonctionner jusqu’en 2036 au moins. En réalité, si l’élévation du niveau de la mer ne la compromet pas, son activité devrait s’inscrire dans le long terme. En effet, le centre de défense de Diego Garcia est essentiel à la sécurité maritime dans l’océan Indien en raison de sa position centrale. Il est situé à 4500 km du Golfe persique et 5000 km de l’Australie, à 2000 km de l’Inde, à 3500 km de l’Afrique mais aussi de l’Indonésie. La base navale est positionnée au croisement des routes maritimes les plus stratégiques, du canal de Suez, du cap de Bonne Espérance, du golfe Persique…

B. La position des Etats sur l’avenir de Diego Garcia

(15) L’engagement de Maurice. Le maintien du centre de défense de Diego Garcia constitue un enjeu international qui dépasse l’intérêt propre des Etats-Unis et du Royaume-Uni. Ainsi, Maurice affirme sa disponibilité à négocier pour assurer l’avenir de la base navale à long terme. M. Pravind Kumar Jugnauth, Premier ministre, a réitéré cet engagement devant l’Assemblée générale des Nations unies le 22 mai 2019 (A/73/PV.83, p. 9) :

« Pour sa part, Maurice s’est publiquement engagé auprès de l’Assemblée générale et de la Cour internationale de Justice à conclure avec les États-Unis et/ou avec le Royaume-Uni un accord à long terme qui rendrait possible le fonctionnement sans entrave du centre de défense, conformément au droit international. C’est une position qui fait l’objet d’un large consensus parmi tous les principaux partis politiques de Maurice. Cet accord garantirait aux États-Unis et au Royaume-Uni une plus grande sécurité juridique en ce qui concerne le fonctionnement du centre de défense, et ce sur une période plus longue ».

(16) L’Inde et la France. Les autres puissances maritimes de l’océan Indien, l’Inde et la France, convergent pour faire valoir le besoin de négocier en raison même des intérêts de sécurité régionale et internationale qui sont en jeu. L’Inde a souligné devant l’Assemblée générale que :

« L’Inde partage les craintes exprimées par la communauté internationale au sujet de la sécurité dans l’océan Indien. Nous sommes conscients de la nécessité d’un engagement collectif pour assurer la sécurité et la prospérité de notre espace océanique. Mais il s’agit là d’une question distincte (de la souveraineté sur les Chagos) sur laquelle nous appelons instamment les gouvernements concernés à parvenir dès que possible[2] à un accord mutuellement acceptable » (A/73/PV.83, p. 25).

Pour la France, l’Ambassadeur Delatre a expliqué :
« Nous formons (…) le vœu que les parties au différend poursuivront leurs efforts en vue d’un règlement négocié. Nous espérons donc que, dans un avenir proche[3], les parties parviendront à une solution agréée dans leur intérêt et celui de leurs partenaires et amis, dont la France fait partie » (A/71/PV.88, p.23).

(16 bis) La Chine soutient également un règlement négocié rapide :

« Les pays concernés se sont employés dernièrement, par la concertation et la négociation, à trouver des solutions à la question concernant l’archipel des Chagos. La Chine note que la négociation susmentionnée n’a pas permis de réaliser des progrès. La Chine engage les pays concernés à poursuivre leurs efforts de bonne foi et à continuer de mener des consultations et des négociations bilatérales afin de trouver dès que possible[4] une solution appropriée à la question de l’archipel des Chagos » (A/71/PV.88, p. 19-20).

(17) Le Royaume-Uni et les Etats-Unis. La position du Royaume-Uni demeure cependant officiellement intangible. Il écarte tout transfert de souveraineté des Chagos à Maurice tant que l’archipel sera affecté aux besoins de défense :

« The United Kingdom has no doubt about its sovereignty over the Chagos Archipelago, which has been under continuous British sovereignty since 1814. Mauritius has never held sovereignty over the Archipelago and we do not recognise its claim. However, we have a long-standing commitment, first made in 1965, to cede sovereignty of the territory to Mauritius when it is no longer required for defence purposes. We stand by that commitment. » (United Nations Secretary General’s report on the implementation of Resolution 73/295: UK statement).

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Les Etats-Unis tiennent un discours au moins aussi ferme que leur allié britannique, semblant même écarter définitivement toute relation directe avec Maurice au sujet de la base aéronavale. Devant l’Assemblée générale l’Ambassadeur Jonathan Cohen a martelé

« le Royaume-Uni demeure souverain sur le Territoire britannique de l’océan Indien – comme il l’a toujours été depuis 1814. Les États-Unis appuient sans équivoque la souveraineté du Royaume-Uni sur le Territoire britannique de l’océan Indien. Son statut de territoire du Royaume-Uni est essentiel pour la valeur de la base conjointe des États-Unis et du Royaume-Uni sur le Territoire britannique de l’océan Indien. Cette base commune est essentielle à notre sécurité mutuelle ainsi qu’aux efforts plus vastes visant à assurer la sécurité mondiale. L’emplacement stratégique de la base conjointe permet aux États-Unis, au Royaume-Uni et à nos alliés et partenaires de combattre certaines des menaces les plus graves à la paix et à la sécurité mondiales. Elle nous permet également de rester prêts à apporter une réponse rapide et efficace en cas de crise humanitaire. L’arrangement spécifique concernant les installations du Territoire britannique de l’océan Indien repose sur le partenariat de défense et de sécurité particulièrement étroit et actif entre les États-Unis et le Royaume-Uni. Il ne peut pas être reproduit » (A/73/PV.83, p.17-18).

Il est à relever que le Royaume-Uni et les Etats-Unis sont les seuls Etats qui soutiennent encore le British Indian Ocean Territory (BIOT), c’est-à-dire la souveraineté britannique sur les Chagos. La France et la Chine confirment que des négociations ont été engagées avec Maurice. Leur abandon a coïncidé avec la Présidence de M. Donald Trump. On ne préjugera donc pas d’un blocage durable. Le maintien de la situation actuelle jusqu’à l’expiration de la prolongation du bail concédé en 2016 par le Royaume-Uni aux Etats-Unis, soit en 2036, parait être une perspective peu raisonnable.

C. Maurice, de la revendication au partenariat

ENJEUX SÉCURITAIRE, ENVIRONNEMENTAL ET HUMAIN DE L’ARCHIPEL DES CHAGOS

(18) Sécurité maritime. Il est essentiel de situer les développements juridiques de cette affaire, récents et à venir, dans le contexte de cette inévitable négociation sur le sort de Diego Garcia. C’est reconnaître la prééminence des besoins de coopération internationale face à la tentation de l’individualisme étatique. La sécurité maritime, bien public mondial, justifie le maintien de la base navale. Encore faut-il que les autorités de Maurice se considèrent comme partie prenante dans l’action pour la sécurité régionale et partenaire du Royaume-Uni et des Etats-Unis.

(19) Aire marine protégée. La création de l’aire marine protégée des Chagos par le Royaume-Uni, soit l’affectation de 540 000 km2 (pratiquement la superficie de la France hexagonale), dont seulement 60 km2 de terre ferme (l’altitude moyenne des atolls et récifs est de 2 mètres), à la protection de la nature, a constitué un progrès qui devrait être considéré comme irréversible par Maurice qui n’a, semble-t-il, pas exprimé une volonté dans ce sens. Pour le visiteur de l’atoll de Diego Garcia, la perception de cette dualité d’affectation de l’espace maritime est forte, parce qu’elle se traduit par l’opposition entre la bordure ouest du lagon où sont concentrées les installations de la base militaire et celle de l’est qui est laissée à l’état naturel et protégée.

(20) Réinstallation de Chagossiens. Enfin le sort des habitants originaires des Chagos demeure en suspens. La question de la réinstallation de certains Chagossiens n’est pas tranchée. Lorsque le Royaume-Uni a décidé de mettre l’archipel à la disposition des activités militaires américaines la situation de l’archipel était marquée par le déclin irréversible d’une activité économique concentrée sur l’exploitation du coprah et de l’huile de coco. Le rétablissement du status quo ante n’est donc pas envisageable dans une perspective réaliste. La réinstallation de Chagossiens sur l’île de Diego Garcia ne serait pas compatible avec l’affectation de ce territoire à des activités militaires. Cette réinstallation ne concernerait finalement que les autres atolls qui étaient habités, les iles Salomon et Pedro Banhos. Par ailleurs, la mise en œuvre d’un « droit au retour » ne saurait être envisagée qu’en relation avec une capacité de garantir à ces personnes des conditions d’existence normales. Dans l’avis la Cour indique que :

« Quant à la réinstallation dans l’archipel des Chagos des nationaux mauriciens, y compris ceux d’origine chagossienne, il s’agit d’une question relative à la protection des droits humains des personnes concernées qui devrait être examinée par l’Assemblée générale lors du parachèvement de la décolonisation de Maurice ».

La Cour est dans son rôle lorsqu’elle précise que le sort de la population relève de l’examen du parachèvement de la décolonisation de Maurice par l’Assemblée générale. Il va de soi que les conditions pratiques de la réinstallation devront être fixées par le Royaume-Uni et Maurice.


UN DÉPART BRITANNIQUE SANS PRÉCIPITATION

(21) L’obligation de mettre fin à l’administration britannique. La Cour internationale de justice a constaté que la décolonisation de Maurice n’avait pas été réalisée par le Royaume-Uni de manière valide. Elle en tire la conséquence que « le Royaume-Uni est tenu, dans les plus brefs délais, de mettre fin à son administration de l’archipel des Chagos ». Cette formule comminatoire ne parait pas inviter au dialogue et à la coopération entre les parties. La rédaction de la résolution de l’Assemblée générale relative à la mise en œuvre de l’avis de la Cour renforce même ce caractère en introduisant un délai de 6 mois pour libérer le territoire des Chagos.

(22) Une obligation incompatible avec la qualité d’Etat riverain. La Chambre spéciale du Tribunal de Hambourg a cité la formule de la Cour pas moins de quatre fois dans les motifs de son arrêt sur les exceptions préliminaires. L’obligation de mettre fin dans les délais les plus brefs à l’administration britannique sur les Chagos (BIOT) a ainsi pesé de manière déterminante dans son analyse. Il est en évident que l’Etat qui doit abandonner le territoire immédiatement ne détient pas la compétence nécessaire pour fixer de manière définitive la frontière maritime de ce territoire. Il ne saurait donc être considéré comme l’Etat riverain au sens de la Convention sur le droit de la mer.

(23) Une mise en œuvre nécessairement organisée par les parties intéressées. Cette obligation pesant sur le Royaume-Uni est une des conséquences attachées au fait illicite international qu’a constitué le détachement de l’archipel des Chagos au moment de la décolonisation de Maurice. Les règles relevant du droit international coutumier codifiées par l’instrument « Projet d’articles sur la responsabilité internationale des Etats » impose en effet une obligation dérivée du fait illicite de faire cesser ce-dernier s’il a un caractère continu ou répété (Art. 30 du Projet d’articles). Or le détachement de l’archipel peut être défini comme la privation de l’exercice de la souveraineté sur une partie de son territoire imposée à Maurice par la puissance coloniale (confiscation). L’action réalisée au moment de l’indépendance se poursuivra tant que l’administration britannique sera maintenue (Art. 14 du Projet d’articles). Le détachement du territoire est, à cet égard, mais comparaison n’est pas raison, similaire à l’occupation militaire. Même si la distinction entre cessation de la violation et restitution (modalité de la réparation) peut sembler, comme en l’espèce, assez théorique, on relève, à travers le commentaire de l’article 30 que l’obligation de cessation de la violation est inconditionnelle. Il en résulte que les délais les plus brefs correspondent, en l’espèce, à ceux qui sont matériellement nécessaires pour accomplir l’action positive attendu, c’est-à-dire le transfert de l’administration des Chagos à Maurice. En recommandant ce transfert dans un délai de six mois, l’Assemblée générale n’a pas pris une décision inappropriée. Il n’en reste pas moins que l’obligation de cessation de la présence britannique est une obligation de résultat qui laisse au Royaume-Uni une certaine marge d’appréciation. Il appartient ainsi à l’Etat en cause d’organiser son départ dans des conditions qui ne portent pas atteinte à ses droits essentiels, notamment ses intérêts de sécurité. On n’attend donc pas que le Royaume-Uni abandonne, délaisse du jour au lendemain, la base aéronavale de Diego Garcia sans accord préalable avec l’Etat successeur. L’Avis rendu par la Cour internationale de justice sur le détachement de l’archipel des Chagos de Maurice est assez comparable dans les questions posées à l’Avis sur le mur israélien en territoire palestinien. Dans les deux cas la Cour semble tirer des conséquences radicales d’une situation contraire au droit international. Toutefois, Israël ne saurait être tenu de démanteler la « barrière de sécurité » dans des conditions qui mettraient en danger la vie des populations qui résident en deçà du mur. D’une manière ou d’une autre la mise en œuvre d’un énoncé de droit qui est formulé comme un impératif catégorique impose encore la coopération des parties intéressées. La justice internationale a, en effet, pour objet d’orienter la coopération internationale dans le sens du respect des engagements internationaux et de la légalité internationale et non de se substituer à cette coopération.

(24) L’action collective en faveur du parachèvement de la décolonisation de Maurice. Ce besoin de coopération en vue du transfert de l’administration des Chagos à Maurice n’affecte en rien la persistance de la violation du droit international tant que ce transfert n’est pas réalisé. La Cour a précisé le rôle de l’Assemblée générale, la situation de l’Organisation des Nations unies et celle des Etats dans ce processus de transfert :

« Le respect du droit à l’autodétermination étant une obligation erga omnes, tous les Etats ont un intérêt juridique à ce que ce droit soit protégé (voir Timor oriental (Portugal c. Australie), arrêt, C.I.J. Recueil 1995, p. 102, par. 29 ; voir aussi, Barcelona Traction, Light and Power Company, Limited (nouvelle requête : 1962) (Belgique c. Espagne), deuxième phase, arrêt, C.I.J. Recueil 1970, p. 32, par. 33). Selon la Cour, alors qu’il appartient à l’Assemblée générale de se prononcer sur les modalités nécessaires au parachèvement de la décolonisation de Maurice, tous les Etats Membres doivent coopérer avec l’Organisation des Nations Unies pour la mise en œuvre de ces modalités. Ainsi que le rappelle la Déclaration relative aux principes du droit international touchant les relations amicales et la coopération entre les Etats conformément à la Charte des Nations Unies : « Tout Etat a le devoir de favoriser, conjointement avec d’autres Etats ou séparément, la réalisation du principe de l’égalité de droits des peuples et de leur droit à disposer d’eux-mêmes, conformément aux dispositions de la Charte, et d’aider l’Organisation des Nations Unies à s’acquitter des responsabilités que lui a conférées la Charte en ce qui concerne l’application de ce principe » (résolution 2625 (XXV) de l’Assemblée générale) » (par. 180, Recueil p. 139).

Les Etats-Unis sont le principal Etat concerné par les modalités du transfert en raison de leur présence à Diego Garcia. Par ailleurs, on ne peut pas dire que l’Assemblée générale se soit pleinement acquittée de sa mission de préciser les modalités du transfert d’administration. Elle aurait fait œuvre utile en rappelant l’engagement de Maurice de préserver la base aéronavale de Diego Garcia, gage d’une coopération future. Le délai de six mois qu’elle « exige » de la part du Royaume-Uni pour s’exécuter ne saurait passer pour une modalité du parachèvement du processus dans une perspective pratique et réaliste.

3. La question des différends de souveraineté, la belle leçon de droit donnée par le tribunal international du droit de la mer

A. Le TIDM retient une nouvelle approche des différends de souveraineté

(25) Pluralité des instances de règlement des différends. Dans le différend sur la délimitation maritime les Maldives ont appuyé leur position sur trois arbitrages récents, celui concernant l’aire marine protégée des Chagos, celui concernant la mer de Chine méridionale et le Différend concernant les droits de l’État côtier dans la mer Noire, la mer d’Azov et le détroit de Kertch (« Différend concernant les droits de l’État côtier »). Ce dernier n’a pas encore été tranché sur le fond. Le sera-t-il un jour ? L’exception d’incompétence n’2 soulevée devant la chambre spéciale du Tribunal international du droit de la mer prend ainsi appui sur une série de précédents émanant de tribunaux arbitraux de l’Annexe VII de la CNUDM. On rappelle que l’arbitrage par un tribunal de l’Annexe VII est la procédure de règlement des différends relatifs à l’interprétation et à l’application de la CNUDM par défaut, qui s’applique lorsque les parties au différend n’ont pas exprimé conjointement ou par accord leur consentement à la compétence d’une autre juridiction internationale. De cette manière est concilié le principe de la juridiction obligatoire sur lequel est fondée la Partie XV de la Convention (règlement obligatoire par une décision obligatoire) avec le libre choix (en commun) de l’organe de règlement. Ainsi, une pluralité de juridictions internationales sont appelées à fonder leur compétence sur la CNUDM. Le Tribunal international du droit de la mer est l’organe de la Convention par excellence. La Cour internationale de justice et des tribunaux arbitraux peuvent agir en tant que juridiction de la mer, mais ils peuvent aussi être amenés à trancher un différend relatif au droit de la mer sur la base d’un autre titre de compétence que la Partie XV de la CDUDM. C’est généralement le cas de la Cour internationale de justice, notamment lorsque sa juridiction est fondée sur les déclarations facultatives de juridiction obligatoire souscrites par les Etats parties au différend.

(26) Le besoin d’unité dans l’interprétation de la CNUDM. Cette pluralité d’organes de règlement des différends n’est pas sans inconvénient, parce qu’elle menace l’unité d’interprétation de la CNUDM. Or cette unité n’est pas un principe abstrait, mais une exigence concrète qui découle de l’interprétation de bonne foi des traités. La pratique a pallié l’inconvénient en favorisant la désignation de juges du Tribunal international de la mer dans les collèges arbitraux ou comme juges ad hoc devant la CIJ. Ce brassage a effectivement favorisé une convergence de la jurisprudence sur le droit de la mer. Or on constate que le Professeur Rüdiger Wolfrum, qui a été juge au Tribunal de Hambourg pendant vingt depuis la création de cette instance et l’a même présidée, a été mis en minorité dans l’arbitrage sur l’aire marine protégée des Chagos en 2015 sur une question fondamentale qui concerne directement le TIDM. Le juge Vladimir Vladimirovich Golitsyn, ancien juge et même Président du TIDM, pourrait-être considéré comme le pendant du Juge Rüdiger Wolfrum dans le différend concernant les droits de l’Etat côtier opposant l’Ukraine à la Fédération de Russie, mais il a la nationalité de l’une des parties en conflit. Sa présence dans le tribunal arbitral n’est donc pas justifiée par le souci de maintenir l’unité de la jurisprudence sur le droit de la mer.

(27) Différends terrestres et différends maritimes. Le différend sur la délimitation maritime entre Maurice et les Maldives a offert la première occasion au Tribunal international du droit de la mer de se prononcer sur la question de la compétence des tribunaux internationaux agissant en tant qu’organe de règlement des différends sur la base de la CNUDM. Or on constate un véritable quiproquo, une divergence fondamentale sur le sens et la portée de l’expression « différend relatif à la souveraineté territoriale » entre deux tribunaux arbitraux, l’arbitrage de l’aire marine protégée des Chagos de 2015 (Maurice c. Royaume-Uni) et celui des droits de l’Etat côtier de 2019 (Ukraine c. Fédération de Russie) et celle adoptée par le Tribunal de Hambourg. Pour comprendre cette divergence il est nécessaire de revenir à l’origine du problème. Il est fréquent qu’une opération de délimitation de frontières maritimes ne puisse être réalisée sans avoir tranché au préalable la question de la souveraineté sur les îles qui se situent dans la zone critique. Ainsi la Cour internationale de justice s’est prononcée sur le statut juridique de l’île des Serpents avant de procéder à la délimitation des frontières maritimes entre la Roumanie et l’Ukraine. Cette question incidente de l’appartenance de l’île aurait pu avec des conséquences considérables sur la délimitation, si une zone économique exclusive propre lui avait été reconnue. Toutefois la Convention sur le droit de la mer ne constituait pas le titre de compétence de la Cour dans cette affaire. Le tribunal arbitral de l’Annexe VII dans le différend sur la Mer de Chine méridionale (Philippines c. Chine) a considéré qu’il ne pouvait pas se prononcer sur la délimitation maritime dans la mesure où la question préalable du statut des îles faisait l’objet d’un différend entre les parties. Il s’agissait d’un différend sur la terre et non pas sur la mer. Les tribunaux de la mer, ceux dont la juridiction est fondée sur la Partie XV de la CNUDM, ne sont pas compétents pour trancher des différends terrestres : ils ne sauraient étendre indirectement leur compétence au-delà de l’espace maritime en se prononçant sur la délimitation de la frontière terrestre ou sur le statut juridique d’une terre (terra firma). Leur compétence ne s’applique pas aux différends terrestres et maritimes.

(28) La position du TIDM sur la question de sa compétence à l’égard des litiges territoriaux. La Chambre spéciale du TIDM a abordé cette question sans se référer à la position des arbitres dans les affaires relatives à l’aire marine protégé des Chagos et au différend entre l’Ukraine et la Russie. La citation du passage pertinent est nécessaire à la compréhension de la démarche de la chambre :

Royal Navy Destroyer HMS Defender D36-1-23 Chagos Indemer Institut du droit de la mer Monaco

« 109. L’article 288, paragraphe 1, de la Convention dispose ce qui suit : Une cour ou un tribunal visé à l’article 287 a compétence pour connaître de tout différend relatif à l’interprétation ou à l’application de la Convention qui lui est soumis conformément à la présente partie ». Il est ainsi manifeste que la compétence de la Chambre spéciale se limite à « tout différend relatif à l’interprétation ou à l’application de la Convention ». La Convention toutefois ne traite pas de la souveraineté des États sur le territoire terrestre. En conséquence, le tribunal n’est pas saisi de la question de savoir quel État jouit de la souveraineté sur tout territoire terrestre de la mer de Chine méridionale, en particulier en ce qui concerne les différends relatifs à la souveraineté sur les îles Spratleys ou le récif de Scarborough, et ne compte pas s’en saisir”. (Arbitrage entre la République des Philippines et la République populaire de Chine concernant la mer de Chine méridionale, sentence du 12 juillet 2016, RSA, vol. XXXIII, par. 5)

110. La Chambre spéciale considère qu’un différend qui impose de trancher une question de souveraineté territoriale ne saurait être considéré comme un différend relatif à l’interprétation ou à l’application de la Convention au sens de l’article 288, paragraphe 1, de la Convention. Elle rappelle à cet égard la déclaration suivante du tribunal arbitral ayant statué dans l’Arbitrage concernant la mer de Chine méridionale :

111. La Chambre spéciale relève que les Parties semblent convenir que sa compétence ne peut porter que sur un différend relatif à l’interprétation ou à l’application de la Convention et qu’un litige territorial n’est pas un différend de ce type ».

On observe qu’il n’y a pas d’ambiguïté dans les motifs de la chambre dans la mesure où les différends exclus sont les « litiges territoriaux » et que cette formule recouvre « la souveraineté des États sur le territoire terrestre ». La distinction entre différends « terrestres » et « maritimes » est usuelle. La chambre relève ensuite que :

« les demandes de Maurice se fondent sur la prémisse qu’elle a souveraineté sur l’archipel des Chagos et qu’elle est de ce fait l’État dont les côtes sont adjacentes ou font face à celles des Maldives au sens de l’article 74, paragraphe 1, et de l’article 83, paragraphe 1, de la Convention et l’État concerné au sens du paragraphe 3 des mêmes articles. La Chambre spéciale note en outre que les Parties conviennent que les demandes de Maurice reposent sur une telle prémisse. »

Elle note que :

« Les Maldives soutiennent que cette prémisse est indéfendable en raison du différend de souveraineté non réglé qui persiste de longue date entre Maurice et le Royaume-Uni ».

« Le statut juridique de l’archipel des Chagos est donc au cœur du désaccord qui oppose les Parties au sujet de la deuxième exception préliminaire ».

(29) Le TIDM examine le statut juridique du territoire en question. Soit la souveraineté de Maurice est établie et la chambre est compétente, soit la souveraineté est disputée et la chambre n’est pas compétente. La chambre s’attache donc à déterminer le « statut juridique de l’archipel ». Par archipel, il faut entendre l’aire géographique constituée par les éminences émergées et les zones submergées adjacentes, donc d’espaces terrestres et maritimes. La formule « statut juridique » ne prête pas non plus à discussion. La souveraineté territoriale est une situation juridique déterminée par le droit international opposable à tous les sujets du droit international. La Chambre explique que, sur la base de son appréciation du statut juridique,

« elle se prononcera sur la question de savoir si Maurice peut être considérée comme l’État dont les côtes sont adjacentes ou font face à celles des Maldives aux fins de la délimitation maritime conformément à l’article 74, paragraphe 1, et à l’article 83, paragraphe 1, de la Convention » (par. 175, p. 156).

La chambre a pleine compétence pour apprécier si elle est compétente et, à ce titre, l’examen de la portée de l’avis de la CIJ en ce qui concerne la question de la souveraineté de Maurice relève de sa juridiction :

« Conformément à l’article 288, paragraphe 4, de la Convention, la Chambre spéciale a compétence pour statuer sur sa propre compétence. À cet égard, savoir si l’avis consultatif sur les Chagos a clarifié le statut juridique de l’archipel des Chagos revêt une importance cruciale pour déterminer la compétence de la Chambre spéciale. En conséquence, la Chambre spéciale est compétente pour examiner le différend qui oppose les Parties quant aux conséquences de l’avis consultatif dans la mesure où cela est nécessaire pour établir sa compétence » (par. 190, p. 61). »

(30) Souveraineté établie et question de l’effectivité du différend sur la souveraineté territoriale. La tâche de la chambre a été facilitée par l’existence de l’avis de la CIJ. Elle a ainsi été en mesure de conclure que :

« Au vu de l’avis consultatif, qui a notamment déclaré que le maintien de l’archipel des Chagos sous administration britannique constituait un fait illicite à caractère continu, la Chambre spéciale ne juge pas convaincant l’argument des Maldives tiré de l’existence effective d’un différend relatif à la souveraineté sur l’archipel des Chagos » (par. 245, p. 75).

En effet, elle observe que « S’il est vrai que la CIJ a déclaré que l’archipel des Chagos fait partie du territoire de Maurice, comme cette dernière le prétend, le fait que le Royaume-Uni continue de revendiquer la souveraineté sur l’archipel ne saurait être considéré que comme une « simple affirmation ». Or, une telle affirmation ne prouve pas l’existence d’un différend » (par. 243, p. 75).

B. LA VALIDITÉ DE LA SENTENCE RENDUE DANS L’AFFAIRE DROITS DE L’ETAT CÔTIER EST REMISE EN QUESTION

(31) Rapprochement avec le cas de la Crimée. Quelle serait l’incidence de la démarche privilégiée par la chambre spéciale du TIDM dans d’autres affaires dans lesquelles un différend de souveraineté est invoqué ? Elle souligne la différence de situation avec l’affaire relative au différend sur les droits de l’Etat côtier.

« La Chambre spéciale voit une différence entre la présente espèce et l’affaire du Différend concernant les droits de l’État côtier, que les Maldives citent à l’appui de leur position. Dans ladite affaire, le tribunal arbitral de l’annexe VII ne pouvait pas se fonder sur une décision préalable d’un quelconque organe judiciaire, faisant autorité, ayant tranché les principales questions suscitées par les revendications de souveraineté sur la Crimée. Il n’apparaît pas cependant que ce soit le cas en la présente instance » (par. 244, p. 75). »

En mentionnant le cas de la Crimée la chambre spéciale n’a pas entendu se prononcer sur la réalité du différend de souveraineté invoqué par la Fédération de Russie. Or il est établi que l’Ukraine détient un titre de souveraineté sur la péninsule de Crimée acquis par succession d’Etat et non contesté. Le statut juridique de la Crimée n’a donc jamais été celui d’un territoire disputé, surtout pas par la Russie. Suffit-il qu’un Etat émette une revendication territoriale pour que l’Ukraine perde ipso facto la protection juridique que lui accorde la Convention des Nations unies sur le droit de la mer en tant qu’Etat côtier ? La circonstance que la revendication russe a été concrétisée par l’occupation et l’annexion, soit en tant que fait accompli, est-t-elle susceptible d’avoir une incidence sur le statut juridique de la péninsule ou rendrait-elle le différend « effectif » ? Rompant la confiance légitime, la Russie invoque un changement fondamental de circonstances qu’elle a provoqué. Sa théorie est singulière et ne trouve pas de fondement dans le droit international établi qui ne reconnaît pas le droit de sécession. L’autodétermination qu’elle invoque hors du champ de la décolonisation n’est qu’un mythe patriotique, parce que le processus de fusion d’Etats opéré en moins de 3 semaines n’a manifestement pas été mis en œuvre dans des conditions garantissant le consentement libre et éclairé de l’ensemble de la population de Crimée. En définitive, l’existence d’un différend de souveraineté est une simple « affirmation » solitaire de la Fédération de Russie. Suivant l’interprétation retenue par le Tribunal international du droit de la mer, les juridictions internationales compétentes en vertu de la Partie XV de la CNUDM sont tenues d’apprécier le statut juridique du territoire aux fins de déterminer l’effectivité du différend de souveraineté, lorsque celui-ci est invoqué par l’Etat défendeur comme moyen d’incompétence. Dans le Différend concernant les droits de l’Etat côtier, le tribunal arbitral a-t-il satisfait cette exigence de droit ?

(32) Comparaison de la position du Tribunal arbitral avec celle du TIDM. La sentence sur les exceptions préliminaires rendue par le tribunal arbitral dans l’affaire des droits de l’Etat côtier prend appui sur une argumentation radicalement différente de celle qu’a retenue la chambre spéciale du Tribunal international du droit de la mer. Or les arbitres ont été confrontés à une prémisse essentiellement identique à celle que la chambre spéciale a analysée. Dans le deux cas l’Etat demandeur a fondé sa requête sur la prémisse qu’il, Maurice ou l’Ukraine, est souverain sur l’archipel des Chagos ou la péninsule de Crimée. Ce point de départ identique n’en fait que mieux ressortir la différence considérable de la trajectoire suivie par l’organe d’arbitrage par rapport à celle du Tribunal international du droit de la mer :


« Le Tribunal arbitral note que, tandis que l’Ukraine formule son différend avec la Fédération de Russie en termes de violation alléguée de ses droits au titre de la Convention, donc en tant que différend concernant l’interprétation ou l’application de la Convention, nombre de ses allégations dans la requête se fondent sur la prémisse que l’Ukraine est souveraine sur la Crimée, et donc l’« État côtier » au sens des diverses dispositions de la Convention qu’il invoque. L’Ukraine même le reconnaît et, comme on le verra plus loin, soutient que cette prémisse doit être acceptée par le Tribunal arbitral parce que la revendication de souveraineté de la Fédération de Russie sur la Crimée est irrecevable et invraisemblable. Cependant, à moins que l’hypothèse selon laquelle la Crimée appartient à l’Ukraine ne soit prise pour argent comptant, les réclamations telles qu’elles sont avancées par l’Ukraine ne peuvent pas être traitées par le Tribunal arbitral sans avoir préalablement examiné et, si nécessaire, rendu une décision sur la question de la souveraineté sur la Crimée » (par.152 p. 47). »

Or à ce stade initial du raisonnement la chambre spéciale a précisément constaté qu’elle serait compétente pour examiner les droits de l’Etat côtier, si la souveraineté invoquée par le demandeur était établie. Pour déterminer sa compétence la chambre a apprécié le statut juridique du territoire concerné, afin de déterminer si la souveraineté était disputée ou si le différend de souveraineté affirmé par l’Etat défendeur n’était pas réel. Il convient de rappeler à cet égard que l’ensemble du droit international compatible avec la CNUDM est applicable par les juridictions du droit de la mer :

CNUDM – Article 293. « Une cour ou un tribunal ayant compétence en vertu de la présente section applique les dispositions de la Convention et les autres règles du droit international compatibles avec celle-ci ».

Figurent ainsi parmi les règles applicables celles qui régissent l’établissement de la souveraineté territoriale, cette dernière n’étant pas un rapport de droit entre deux Etats, mais un statut international, une situation objective qui peut d’ailleurs être établie par un traité. Le tribunal arbitral, partant de la même prémisse, a suivi un raisonnement différent :

« (Il) considère (…) que la question de savoir quel État est souverain sur la Crimée, et donc l’« État côtier » au sens de plusieurs dispositions de la Convention invoquées par l’Ukraine, est une condition préalable à la décision du Tribunal arbitral sur une partie importante des demandes de l’Ukraine. Aux fins de déterminer le compétence du Tribunal arbitral, cette qualification du litige dont il est saisi soulève deux questions : d’une part, l’étendue de la compétence du Tribunal arbitral en vertu de l’article 288, paragraphe 1, de la Convention ; et deuxièmement, l’existence ou non d’un conflit de souveraineté sur la Crimée. Le Tribunal arbitral va maintenant examiner successivement ces deux questions » (par. 154, p. 58) ».

Royal Navy Destroyer HMS Defender D36-1-24 Chagos Indemer Institut du droit de la mer Monaco

(33) La position du Tribunal arbitral sur l’étendue de sa compétence. Le tribunal arbitral développe l’analyse suivante :

« Ainsi, la compétence d’une juridiction visée à l’article 287, y compris le présent Tribunal arbitral Tribunal, se limite à « tout différend concernant l’interprétation ou l’application de la présente Convention.” La question que le Tribunal arbitral doit se poser est de savoir si un litige impliquant la détermination d’une question de souveraineté territoriale relèverait de la compétence d’une juridiction en vertu de l’article 288, paragraphe 1, de la Convention. Bien que le texte de la Convention n’apporte pas de réponse claire à cette question, le Tribunal arbitral est d’avis que, à la lumière de l’article 297, qui distingue certaines catégories de litiges relatifs à l’exercice des droits souverains et la juridiction dans la zone économique exclusive, et l’article 298, paragraphe 1, qui permet aux États d’exclure trois catégories de différends, tels que les différends concernant ces des questions sensibles comme la délimitation des frontières maritimes, des procédures de règlement obligatoire des différends, un différend de souveraineté, qui n’est mentionné dans aucune disposition, ne peut être considéré comme un différend concernant l’interprétation ou l’application de la Convention. Le fait qu’un conflit de souveraineté n’est inclus ni dans les limitations, ni dans les exceptions facultatives à, l’applicabilité des procédures obligatoires de règlement des différends étaye l’opinion selon laquelle les rédacteurs de la Convention ne considérait pas un tel différend comme « un différend portant sur l’interprétation ou l’application de la Convention » (par. 156, p. 48-49).

Pour les arbitres,

« (b)ien que le texte de la Convention n’apporte pas de réponse claire à cette question, le Tribunal arbitral est d’avis que (…) un différend de souveraineté, qui n’est mentionné dans aucune disposition, ne peut être considéré comme un différend concernant l’interprétation ou l’application de la Convention ».

Ainsi, la catégorie des « différends de souveraineté » n’est pas mentionnée dans la CNUDM et aucune réponse directe n’est apportée par la Convention au sujet d’une éventuelle incompétence des tribunaux du droit de la mer à l’égard de tels différends. Le tribunal arbitral s’efforce de construire une réponse indirecte en formulant un principe implicite qui viendrait contrebalancer celui du règlement obligatoire par une décision obligatoire, objet de la section 1 de la Partie XV de la CNUDM. Il pense pouvoir la trouver dans les dispositions de la section 2, précisément dans les articles 297 et 298 de la Convention. L’article 288 paragraphe 1er énonce une règle générale en ce qui concerne la compétence des tribunaux du droit de la mer : elle s’étend à « tout différend concernant l’interprétation ou l’application de la présente Convention.” Deux méthodes ont été utilisées par les rédacteurs pour aménager cette règle générale. L’article 297 explicite et donc limite le champ du règlement obligatoire pour certaines catégories de différends « concernant l’interprétation ou l’application de la Convention ». L’article 298 laisse aux Etats parties la faculté d’exclure certains des différends « concernant l’interprétation ou l’application de la Convention », limitativement énumérés, du champ du règlement obligatoire au moyen d’une déclaration unilatérale (contracting out). Il est manifeste que tous ces différends relevant des deux régimes particuliers de la section 2 concernent « l’interprétation ou l’application de la Convention ». En effet, à chacun de ces différends peuvent être rattachée une ou plusieurs dispositions de la Convention. Les articles 288, 297 et 298 forment ainsi un ensemble de dispositions procédurales relatives au règlement des différends complet et autosuffisant.

De la lettre et de l’économie de la Convention, il résulte que tout différend « concernant l’interprétation ou l’application de la Convention » qui n’est pas soumis à l’un ou l’autre des régimes particuliers relève du régime général de l’article 288 (l’article 280 pourrait être invoqué pour conforter cette lecture si nécessaire). Le Tribunal considère que les deux régimes ont trait à des questions sensibles affectant des intérêts de souveraineté des Etats. Or toutes les questions sensibles ne sont pas visées. En outre, tous les Etats parties n’ont certainement pas la même définition des questions sensibles et des intérêts de souveraineté : les préoccupations de souveraineté de la Fédération de Russie et ceux de la Principauté de Monaco ne coïncident vraisemblablement pas.

En définitive, la formulation même de l’article 288, « tout différend », exclut l’existence d’une catégorie cachée de différends qui serait par nature exclue du règlement obligatoire. L’argumentation du Tribunal arbitral est donc erronée et constitue essentiellement une remise en question d’un principe de justiciabilité qui, dans la partie XV de la Convention, est le corollaire du principe de limitation de souveraineté dans tout le champ de la « Constitution de la mer ». Les arbitres se sont efforcés d’opposer une intention réelle des Etats parties, une intention cachée, contraire à leur volonté déclarée. Toutefois, l’accord général existe en faveur de l’incompétence des cours et tribunaux de l’article 287 de la Convention pour trancher un litige relatif au titre ou à la possession d’une terre (différend terrestre et non pas maritime) qui n’entre pas dans l’objet et le but du traité. La formulation de l’article 288 suffit à fonder cette exclusion, sans qu’il soit nécessaire d’y associer d’autres dispositions de cet instrument. L’exception de différend de souveraineté est fondée, mais elle est détournée de son objet par le Tribunal arbitral et sa démarche menace le consensus sur un équilibre des intérêts qui n’avait été atteint par la Troisième Conférence qu’à la condition qu’il soit garanti par la justiciabilité. C’est ce droit au juge qui est remis en question précisément dans un contexte marqué par l’emploi de la force armée et l’atteinte à l’intégrité territoriale d’un Etat.

(34) La position du Tribunal arbitral sur l’existence d’un différend de souveraineté. Le Tribunal arbitral examine ensuite si un différend de souveraineté existe ou non entre les parties. Il conclut, après avoir écarté les arguments de l’Ukraine,

« qu’en application de l’article 288, paragraphe 1, de la Convention, il n’est pas compétent pour connaître du différend tel que soumis par l’Ukraine dans la mesure où une décision du Tribunal arbitral sur le bien-fondé des prétentions de l’Ukraine l’oblige nécessairement à se prononcer, expressément ou implicitement, sur la souveraineté de l’une ou l’autre des Parties sur la Crimée. En conséquence, le Tribunal arbitral ne peut statuer sur aucune réclamation de l’Ukraine présentée dans sa requête et son mémoire qui dépendent de la prémisse de la souveraineté de l’Ukraine sur la Crimée » (par. 197, p. 59).

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Confrontée à la même prémisse de la souveraineté de l’Etat demandeur, la chambre spéciale du Tribunal international du droit de la mer a estimé qu’elle devait d’abord examiner le statut juridique du territoire en question. Elle a conclu ensuite que la prémisse était fondée et que, par conséquent, le différend sur la souveraineté invoqué par l’Etat défendeur n’était pas effectif, parce qu’il tenait à la seule affirmation de ce dernier. Le tribunal arbitral refuse en revanche de se prononcer sur la souveraineté territoriale, sans s’interroger sur l’effectivité du différend invoqué par la Fédération de Russie. La contrariété de jurisprudence est manifeste. Si les arbitres invoquent l’article 288 pour justifier leur position, ils ne se réfèrent pas à son alinéa 4 que l’on rappelle pour mieux souligner à quel point il est limpide :

« 4. En cas de contestation sur le point de savoir si une cour ou un tribunal est compétent, la cour ou le tribunal décide ».

Décider de ne pas décider, n’est pas décider : il s’agit d’un non liquet qui n’est pas compatible avec la formulation claire de la disposition en question : l’usage de l’indicatif présent signifie que la cour ou le tribunal a l’obligation de trancher la question de sa compétence et que cette compétence de statuer sur sa compétence est inconditionnelle. La compétence de la compétence est intégrale, parce que la lettre de la Convention exclut toute restriction. Le demandeur soutenait que sa souveraineté était établie et le défendeur prétendait que la souveraineté était disputée. De la réponse découlait la compétence du tribunal arbitral de se prononcer sur les droits de l’Etat côtier. La juridiction devait donc « décider ».

(35) Conséquences de la contrariété de jurisprudence. La sentence arbitrale sur les exceptions préliminaires rendue dans l’affaire Droits de l’Etat côtier est irréconciliable avec l’arrêt sur les exceptions préliminaires de la chambre spéciale du Tribunal international du droit de la mer. En réalité le procès qui oppose l’Ukraine à la Russie est dans l’impasse. En effet, le tribunal a précisé que :

« Cette conclusion affecte bon nombre, mais pas toutes, les revendications formulées sous différentes formes dans la requête et le mémoire de l’Ukraine. Étant donné que la Fédération de Russie est « en droit de connaître précisément la cause qui lui est opposée », il est dans l’intérêt de l’équité procédurale et de la diligence dues par l’Ukraine de réviser son mémoire de manière à tenir pleinement compte de la portée et des limites de la compétence du Tribunal arbitral telle que déterminée dans la présente Sentence, avant que la Fédération de Russie soit appelée à répondre dans un contre-mémoire ».

Accepter de modifier son mémoire reviendrait pour l’Ukraine à reconnaître que sa souveraineté sur la Crimée pouvait être discutée. C’est précisément ce doute ouvrant la voie à une « vérité alternative » que la Fédération de Russie cherche à créer. On constate ainsi que la sentence arbitrale n’est neutre sur la question de la souveraineté que dans l’apparence et qu’elle fait en réalité pencher la balance de la justice en faveur des prétentions russes. Dans un tel contexte, la paralysie du procès est vraisemblablement définitive. Toutefois, la sentence sur les exceptions préliminaires est, elle aussi définitive, et la contrariété de jurisprudence ouvre ainsi la voie à la contestation de la validité de cette décision arbitrale.

L’enjeu de la question est clair. Les contrariétés de jurisprudence dans l’application de la Convention des Nations unies sur le droit de la mer affectent l’application uniforme de ce traité international et ne sont donc pas acceptables. Or le caractère définitif de la sentence arbitrale ne s’opposerait pas à un examen limité à l’excès de pouvoir. Dans l’Affaire de la sentence rendue par le roi d’Espagne, la Cour internationale de justice a fait remarquer que :

«la sentence n’étant pas susceptible d’appel, elle ne peut entreprendre l’examen des objections soulevées par le Nicaragua à la validité de la sentence comme le ferait une cour d’appel. La Cour n’est pas appelée à dire si l’arbitre a bien ou mal jugé. Ces considérations et celles qui s’y rattachent sont sans pertinence pour les fonctions que la Cour est chargée de remplir clans la présente procédure et qui sont de dire s’il est prouvé que la sentence est nulle et de nul effet. (Affaire de la sentence arbitrale rendue par le roi d’Espagne le 23 décembre 1906, Arrêt du 18 novembre 1960, C.I.J., Recueil 1960, p. 192, p. 214). »

On analyse souvent la concurrence des procédures contentieuses comme un mal (« prolifération »), mais elle a aussi de belles vertus. On a un peu rapidement conclu qu’une succession d’arbitrages de l’Annexe VII avait fixé la jurisprudence internationale sur la question des différends de souveraineté territoriale. Un organe judiciaire du droit de la mer existe ; le dernier mot devrait, d’une manière ou d’une autre, lui revenir.

Posté le 4 octobre 2021 par Philippe Weckel, Président du Conseil scientifique de l’Indemer.

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