L’affaire du siècle, la justice climatique en action

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Philippe WECKEL

Andrea BINET

Introduction

Le tribunal administratif de Paris a rendu en 2021, dans l’affaire du siècle, deux arrêts distincts. Le premier, en date du 3 février, établit le manquement de l’Etat français dans la mise en œuvre de ses engagements internationaux de réduction des émissions de gaz à effet de serre. Le second, en date du 14 octobre, l’incite à tout mettre en œuvre pour y remédier d’ici à fin 2022. Le recours en carence fautive engagé par quatre associations citoyennes (Notre affaire à tous, Oxfam France, Greenpeace France, Fondation pour la nature et l’homme) contre l’Etat français constitue ainsi le second précédent de condamnation d’un Etat pour “inaction climatique”.

Inscrite comme les Pays-Bas à l’annexe I de la Convention cadre des Nations Unies sur les changements climatiques, la France se voit assigner par l’Union européenne ses objectifs périodiques de réduction des émissions de gaz à effet de serre. La décision 406/2009/CE précisait ainsi que la France devait atteindre de façon progressive, sur la période 2013-2020, une diminution de ses émissions de l’ordre de 14% relativement aux niveaux de 2005.

Bien que, comme aux Pays-Bas dans l’affaire Urgenda, le jugement ait abouti à la reconnaissance d’un manquement de l’Etat, la différence d’approche entre les juridictions est considérable. Le tribunal administratif de Paris adopte en effet une approche à la fois simple et directe, constatant sans détour que l’Etat français n’a pas rempli ses engagements chiffrés. La portée de l’arrêt dépasse alors la victoire symbolique pour la justice climatique puisqu’il se fonde sur les contributions déterminées au niveau national transposées dans la loi, sans passer par le truchement des droits de l’Homme.

1. Une carence dans la mise en œuvre des engagements internationaux

Le tribunal administratif de Paris reconnait l’effet de la contribution déterminée au niveau national de la France qui résulte de sa transposition dans l’ordre interne. Ainsi, alors que la sauvegarde des droits de l’Homme occupe une place cardinale dans les jugements rendus par les tribunaux néerlandais, le tribunal administratif de Paris s’est appuyé uniquement sur les engagements climatiques dans l’affaire du siècle :

Le Tribunal arrive donc à la conclusion que l’Etat français, n’ayant pas atteint les objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre qu’il s’était lui-même fixés – sa contribution déterminée au niveau national – doit être tenu pour responsable d’une partie du préjudice pour lequel les associations l’avaient attaqué.

“A cet égard, il résulte de l’instruction […]qu’en ce qui concerne la réduction de ces émissions, au terme de la période 2015- 2018, la France a substantiellement dépassé, de 3,5 %, le premier budget carbone qu’elle s’était assignée, soit environ 61 Mt CO2eq par an, réalisant une baisse moyenne de ses émissions de 1,1 % par an alors que le budget fixé imposait une réduction de l’ordre de 1,9 % par an […]  l’État doit être regardé comme ayant méconnu le premier budget carbone et n’a pas ainsi réalisé les actions qu’il avait lui-même reconnues comme étant susceptibles de réduire les émissions de gaz à effet de serre. “

Force est de reconnaître que le raisonnement est autrement plus simple que celui des juridictions néerlandaises. Comme cela a été expliqué précédemment, la décision 406/2009/CE avait fixé à la France une limitation d’émissions de gaz à effet de serre de l’ordre de 14% en 2020 par rapport aux niveaux de 2005. Transposé au plan national, cet objectif prend la forme d’une trajectoire de réduction prévoyant une division des émissions de gaz à effet de serre par un facteur supérieur à six entre 1990 et 2050. Elle est précisée à l’article L. 222-1 A du code de l’environnement :

“Pour la période 2015-2018, puis pour chaque période consécutive de cinq ans, un plafond national des émissions de gaz à effet de serre dénommé ” budget carbone ” est fixé par décret.”

Partant, la stratégie « bas carbone » fixée par décret définit la marche à suivre pour conduire la politique d’atténuation des émissions de gaz à effet de serre dans des conditions soutenables sur le plan économique à moyen et long termes, en répartissant le budget carbone de chacune des périodes mentionnées entre les différents secteurs d’activité. Chaque acte de planification ou de programmation émanant de l’Etat ou une de ses entités se doit par ailleurs de prendre en compte la stratégie. Il ressort de la stratégie que le plafond national des émissions a été fixé en 2015 comme suit :

Puis, les objectifs relatifs aux périodes 2019-2023 et 2024-2028 ont été modifiés par le décret n°2020-457 du 21 Avril 2020, les rehaussant respectivement à 422 Mt de CO2 eq par an et 359 Mt de CO2 eq par an. Le tribunal administratif de Paris constate alors que sur la première période, l’Etat français a objectivement dépassé le budget carbone qu’il s’était lui-même fixé (voir citation précédente). Et comme le précisent les juges, quand bien même l’objectif de réduction de 40% des émissions en 2030 par rapport aux niveaux de 1990 demeure susceptible d’être atteint, cela n’exonère nullement de se conformer à la trajectoire prévue. Autrement dit, chaque plafond quinquennal doit être respecté :

“En outre, la circonstance que l’État pourrait atteindre les objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre de 40 % en 2030 par rapport à leur niveau de 1990 et de neutralité carbone à l’horizon 2050 n’est pas de nature à l’exonérer de sa responsabilité dès lors que le non-respect de la trajectoire qu’il s’est fixée pour atteindre ces objectifs engendre des émissions supplémentaires de gaz à effet de serre, qui se cumuleront avec les précédentes et produiront des effets pendant toute la durée de vie de ces gaz dans l’atmosphère, soit environ 100 ans, aggravant ainsi le préjudice écologique invoqué.”

2. Observations de Philippe WECKEL sur l’Affaire du siècle

La transposition de la contribution déterminée au niveau national de la France dans l’ordre juridique interne a ouvert la voie au contrôle du juge administratif. Le tribunal administratif de Paris admet que la carence fautive de l’Etat qui n’a pas atteint ses objectifs de réduction a provoqué un excès d’émissions de gaz à effet de serre engendrant un préjudice écologique, c’est-à-dire un dommage à des biens et services environnementaux. Il estime également que le préjudice est réparable, puisque cette “dette écologique” peut être effacée par une correction à la baisse de la trajectoire nationale de réduction des émissions.

Cette jurisprudence invite donc à procéder à une lecture inclusive de l’action climatique reliant les contributions déterminées au niveau national notifiées par les Etats au processus de leur mise en œuvre en droit interne. La juridictionnalisation du contrôle, s’agissant des Etats de l’Annexe I qui supportent des obligations quantifiées, trouve sa place naturelle dans la phase d’exécution nationale. C’est bien l’ensemble du processus, tel qu’il se développe d’abord dans le cadre de la conférence des Etats parties, éclairé par les évaluations du GIEC, pour se concrétiser ensuite au niveau du droit interne qui permet d’apprécier la portée réelle des engagements climatiques. Tout en s’inscrivant dans un cadre conventionnel établi par la Convention-cadre sur le réchauffement climatique, ces engagements sont unilatéraux.

La décarbonisation de l’économie mondiale qui devrait être sensible dès les années 2030 amènera au milieu du siècle une mutation au moins comparable à celle de la révolution industrielle du XIXème siècle. Elle implique la mise en œuvre, à l’échelle de la planète, d’une politique publique convergente. Comment abaisser progressivement la trajectoire globale des émissions de gaz à effet de serre (GES) pour maintenir le réchauffement climatique en dessous du seuil de la dégradation massive des conditions de vie des populations du globe (sensiblement inférieure à 2% par rapport aux émissions de l’ère préindustrielle) ? La voie à suivre est étroite.

L’inclusivité du processus, verticale et horizontale, est la condition du succès dans la durée, parce que la décarbonisation de l’économie mondiale ne se décrète pas. L’effectivité de la transformation économique repose en définitive sur l’adhésion concrète et active des « parties prenantes, non parties » à la Convention-cadre sur le réchauffement climatique et à l’accord de Paris, les pouvoirs publics à tous les niveaux, les entreprises, les consommateurs, le monde associatif. En effet, les Etats ne détiennent pas en propre les leviers de cette transformation.

L’inclusion devrait être également horizontale, parce que l’adhésion générale des Etats est indispensable. De ce seul point de vue, l’accord de Paris peut être considéré comme une réussite, acquise certes au prix de concessions essentielles : la voie de la règlementation des émissions dans la forme d’engagements internationaux contraignants (solution mise en œuvre par le Protocole de Montréal de 1987 pour les gaz CFC (chlorofluorocarbures) destructeurs de la couche d’ozone) est écartée comme démarche générale. En effet, les Etats, considérés dans leur ensemble, n’ont pas renoncé dans l’action climatique à l’exercice de leur souveraineté pour le développement économique. L’accord de Paris confirme la situation particulière des Etats de l’annexe I de la Convention-cadre qui sont soumis à des objectifs de réduction quantifiés.

La convergence globale est donc recherchée par des actes unilatéraux étatiques (« contributions déterminées au niveau national » (CDN)) qui s’inscrivent dans un cadre conventionnel souple et traduisent une progressivité. Pour y parvenir, l’accord de Paris de 2015 met à la charge des Etats des obligations de comportement et non directement de fond. Les évaluations scientifiques apportées par le GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) et les conférences périodiques, les COP (Conference of the Parties), permettent d’orienter des engagements nationaux qui sont irréversibles : chaque Etat progresse à son rythme, mais la régression est exclue.

L’obligation de communiquer périodiquement la CDN et l’irréversibilité de la contribution nationale constituent des obligations internationales de nature procédurale. Leur régime est établi par un traité international, l’accord de Paris. La notification de la CDN n’est pas facultative et son retrait est impossible, même si l’article 4 de l’accord est rédigé de manière à ménager une marge d’appréciation importante aux Etats.

Les dispositions de cet article devront être interprétées de manière à leur assurer un effet utile. Ainsi la phrase qui figure au paragraphe 2 “Les Parties prennent des mesures internes pour l’atténuation en vue de réaliser les objectifs desdites contributions” impose l’adoption de mesures nationales répondant aux objectifs affichés par l’Etat concerné (obligation de résultat). Le conditionnel utilisé au paraphe 4, donc dans le corps du traité, relatif à la nature des objectifs nationaux ne saurait dépouiller cette disposition de toute portée juridique et la distinction entre pays développés et pays en voie de développement a nécessairement une utilité. Répétée à l’envie, souvent par des juristes, l’affirmation selon laquelle l’accord de Paris ne serait pas juridiquement contraignant constitue un non-sens évident, dès lors que l’accord en question a la nature d’un traité international ; ce dont ses dispositions finales témoignent (Certaines questions concernant l’entraide judiciaire en matière pénale
(Djibouti c. France)
, arrêt du 8 juin 2008, C.I.J. Recueil 2008, p. 216, par. 43)

L’accord de Paris n’est pas suspendu en l’air. Les mesures nationales de mise en œuvre de la CDN peuvent ouvrir la voie à des recours judiciaires nationaux, lorsque la réparation des préjudices écologiques peut être utilement recherchée et que les objectifs fixés par l’Etat ne sont pas atteints, ainsi que l’expérience française récente en témoigne. En outre, l’accord ne saurait être isolé de son environnement international. Ainsi l’effet de serre des gaz CFC est 12000 fois supérieur à celui du dioxyde de carbone. La COP du Protocole de Montréal constitue donc un cadre approprié à la lutte contre le changement climatique. L’OACI et l’OMI sont aussi appelés à jouer un rôle croissant dans l’adaptation des transports aériens et maritimes.

Enfin, si la voie des “pertes et préjudices” s’avère être une impasse, notamment pour les petits Etats insulaires menacés par la montée des eaux, un changement d’approche peut être fructueux. En effet, l’obligation générale “de protéger et de préserver le milieu marin” explicitée à l’article 192 de la Convention des Nations unies sur le droit de la mer (CNUDM) est une obligation “erga omnes” : par nature, l’atteinte à la conservation des océans et des mers correspond à un préjudice écologique mondial que tout Etat peut invoquer. La notion de pollution marine bénéficie de l’interprétation la plus large, parce qu’elle recouvre l’introduction de tout facteur de dégradation du milieu. Finalement, la “justice climatique” fait sens, mais la “justice marine” peut d’autant plus aisément prospérer que la Partie XII de la CNUDM relative à la préservation du milieu marin relève sans restriction de la compétence des tribunaux internationaux de la mer. Le succès de cette démarche dépendrait autant de la mobilisation des Etats vertueux et de la contribution des scientifiques que de l’expertise des juristes.

Posté le 25 octobre 2021 par Baï Bao.

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