La revendication de ZEE italienne : jeux d’influence en Mer Méditerranée

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Introduction

En juin 2020, après que la Grèce et l’Italie ont officiellement établi la frontière maritime délimitant leurs zones économiques exclusives (ZEE) respectives sur la base de la délimitation qu’ils avaient déjà effectuée en 1977 pour le plateau continental, le chef de la diplomatie grecque se félicitait de cet accord qui confirmait « le droit des îles d’avoir des zones maritimes ». La formule n’est pas sans portée, loin de là : la signature de ce traité constitue pour la Grèce un précédent opposable aux manœuvres de la Turquie, qui cherche depuis plusieurs années à ôter leurs effets aux îles grecques. Ainsi, il n’aura échappé à personne qu’en 2019, la Turquie concluait un Memorandum of Understanding avec la Lybie, afin d’établir une limite unique pour la ZEE et le plateau continental des deux Etats. La zone tracée englobe le complexe de Castellorizo, composé de quatorze petites îles, et néglige totalement de possibles revendications maritimes depuis l’archipel du Dodécanèse.

Une tendance inverse semble se dessiner dans la pratique italienne des délimitations maritimes : bon nombre des accords bilatéraux conclus avec les pays voisins attribuent à de petites formations insulaires un effet que même les juridictions internationales auraient sûrement qualifié de disproportionné. L’affirmation est loin d’être anodine : si l’hypothèse énoncée précédemment était confirmée, cela marquerait l’avènement d’une véritable opposition entre deux stratégies, reflétant le caractère ambivalent de la Méditerranée, à la fois point d’aboutissement de plusieurs masses continentales et étendue d’eau autour de laquelle les civilisations de la mer, essentiellement insulaires, se sont développées. La théorie de la masse terrestre s’oppose à la théorie de la façade maritime.

ipotesi delimitazione zee italiana Indemer Institut du droit de la mer Monaco
La ZEE revendiquée par l’Italie (Una ZEE per l’Italia, Limesonline)

De façon plus générale, si le mouvement de revendications maritimes se poursuit au même rythme dans l’espace méditerranéen, il n’y aura vraisemblablement bientôt plus aucun espace relevant du régime juridique de la haute mer en Méditerranée. Ensuite, corollaire de la précédente affirmation, bon nombre de ZEE devraient être amenées à se chevaucher. Ainsi, sans atteindre l’intensité du différend gréco-turc, les ZEE proclamées par la France en Octobre 2012 et par l’Espagne en Avril 2013 se chevauchent sur plusieurs centaines de kilomètres carrés, sans qu’aucun accord n’ait été trouvé par les deux Etats à ce jour.

Dès lors, il ne serait guère surprenant d’assister à une multiplication des contentieux entre Etats riverains de la Méditerranée au cours des prochaines années. A ce titre, malgré l’abondante jurisprudence des tribunaux internationaux en matière de délimitations maritimes, il convient de souligner, à l’instar de la Cour permanente de justice internationale, que le règlement judiciaire des différends internationaux n’est qu’un succédané au règlement direct et amiable de ces conflits entre les parties (CPJI, série A/B, n°42, p.116; 1969). Aussi, la délimitation des frontières maritimes n’échappe pas à la règle : c’est en principe par la voie des négociations qu’elles doivent être établies.

La très récente revendication de ZEE par l’Italie, en date du 14 Juin 2021, s’inscrit pleinement dans cet état d’esprit, dans le sens où la plupart de ses frontières maritimes avec les pays voisins ont fait l’objet d’accords négociés au préalable.

Il est alors nécessaire de rappeler qu’en matière de délimitation maritime, tandis que les juridictions internationales sont liées par l’impératif d’établir une solution fondée sur la base du droit, et non pas ex aequo et bono, les seules obligations reconnues par les Etats sont celles de ne pas recourir à une délimitation unilatérale, et rechercher en premier lieu une délimitation par voie d’accord.

Partant, toute délimitation établie bilatéralement est valable, à la condition de ne pas empiéter sur les droits d’autres Etats, qu’il s’agisse de projection sur les mers pour les Etats côtiers, ou de libre circulation pour les Etats de pavillon. Autrement dit, les instruments multilatéraux orientent la méthode de délimitation mais les Etats peuvent entendre développer des règles particulières dans leurs accords bilatéraux. De la même manière, les principes énoncés par les juridictions internationales n’ont qu’un caractère supplétif, et les Etats sont libres de s’en écarter, ce que la Cour internationale de justice reconnaissait déjà à demi-mot en 1969 (Plateau continental de la mer du Nord, arrêt, C.I.J. Recueil 1969, p. 3) :

“Sans chercher à aborder la question du jus cogens et encore moins à se prononcer sur elle, on doit admettre qu’en pratique il est possible de déroger par voie d’accord aux règles du droit international dans des cas particuliers ou entre certaines parties […]”

Il en résulte une énorme différence entre la situation des juges et celle des Etats, pour qui la méthode employée n’a au final que peu d’importance ( Weil Prosper, Perspectives du droit de la délimitation maritime, Paris, Editions Pedone, 1988, 320 p.) . Peu importe donc de considérer l’ensemble des formations insulaires comme des circonstances pertinentes, ou de placer l’équidistance au dessus de l’impératif d’équité. Toutefois, si ces pratiques particulières se développent entre les Etats riverains d’une mer semi-fermée, comme la Méditerranée ou la Mer Noire, la formation d’une coutume régionale n’est pas à exclure, si un consensus se dégage. Or, en Méditerranée, l’opposition qui semble se dessiner pourrait bien faire obstacle à l’émergence d’une règle particulière.

1. Une pratique inspirée des Conventions de Genève de 1958

Au travers des multiples accords de délimitation maritime conclus par l’Italie, il semblerait que se dessinent les prémisses d’un usage régional fondé sur une approche des délimitations que l’on pourrait qualifier d’insulaire. Avant d’en dire plus sur ces accords, quelques éclaircissements préalables sont nécessaires. Tout d’abord, s’agissant de l’Italie, l’établissement d’une ZEE consistait pour l’essentiel de ses rapports avec ses Etats voisins à attribuer, à titre provisoire, des délimitations déjà effectuées pour le plateau continental, en précisant que la frontière pourrait ensuite être modifiée par voie d’accord bilatéral. A ce titre, l’Italie a délimité ses frontières avec la Yougoslavie en 1969, la Tunisie en 1971, l’Espagne en 1974, la Grèce en 1977, la France en 1986 (accord relatif seulement aux bouches de Bonifacio entre Corse et Sardaigne) puis en 2015, et l’Albanie en 1992. Il n’aura échappé à personne qu’à la conclusion de ces accords, la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer n’était pas encore entrée en vigueur, le droit applicable étant alors la Convention de Genève de 1958 sur le plateau continental, dont l’article 6.2 énonce :

“Dans le cas où un même le plateau continental est adjacent aux territoires de deux Etats limitrophes, la délimitation du plateau continental est déterminée par accord entre ces Etats. A défaut d’accord, et à moins que des circonstances spéciales ne justifient une autre délimitation, celle-ci s’opère par application du principe de l’équidistance des points les plus proches des lignes de base à partir desquelles est mesurée la largeur de la mer territoriale de chacun de ces Etats.”

Il ressort des accords relatifs à la délimitation du plateau continental conclus par l’Italie avec ses Etats voisins qu’ils ont été influencés, au moins à minima, par les normes de la Convention de Genève sur le plateau continental. A l’époque, la notion de ZEE n’existait pas, tout comme le paragraphe 3 de l’article 121 de la Convention de Montego Bay, qui fait la distinction entre île et rocher. Une île était alors simplement une étendue de terre restant découverte à marée haute, depuis laquelle on pouvait mesurer mer territoriale et plateau continental. En suivant à la lettre le texte des Conventions de Genève, toute formation insulaire devait alors être prise en compte dans les délimitations en tant que point de base, même si le résultat aboutissait à des rapports extrêmement désavantageux, spécialement dans le cas des îles se trouvant « du mauvais côté de la ligne d’équidistance », pour reprendre le mot du tribunal arbitral dans la sentence relative à la Mer d’Iroise de 1977 (Sentence arbitrale du 30 Juin 1977 relative à la Délimitation du plateau continental entre le Royaume-Uni et la France (Mer d’Iroise)).

Ce n’est qu’au fil de sa jurisprudence que la Cour internationale de justice a pérennisé l’obligation de parvenir à une solution équitable, avant que celle-ci ne soit finalement codifiée en 1982. En 1969, dans l’arrêt relatif au Plateau continental de la Mer du Nord, la Cour internationale de justice employait ainsi pour la première fois le concept de principes équitables, en éliminant l’effet exagéré des petites formations insulaires (Plateau continental de la mer du Nord, op.cit ) :

“[…] les zones de plateau continental se trouvant au large d’Etats dont les côtes se font face et séparant ces Etats peuvent être réclamées par chacun d’eux à titre de prolongement naturel de son territoire. Ces zones se rencontrent, se chevauchent et ne peuvent donc être délimitées que par une ligne médiane ; si l’on ne tient pas compte des îlots, des rochers ou des légers saillants de la côte, dont on peut éliminer l’effet exagéré de déviation par d’autres moyens, une telle ligne doit diviser également l’espace dont il s’agit.”

Cette position a été reprise en 1985, dans l’affaire de délimitation du Plateau continental (Jamahiriya arabe lybienne/Malte), où la Cour, en se fondant sur le précédent passage, refusa d’attribuer un effet à la petite île maltaise de Filfla (Plateau continental (Jamahiriya arabe libyenne/Malte), arrêt, C. I.J. Recueil 1985, p. 13.) :

“Dans ce cas, l’effet équitable d’une ligne d’équidistance dépend de la précaution que l’on aura prise d’éliminer l’effet exagéré de certains îlots, rochers ou légers saillants des côtes, pour reprendre les termes utilisés par la Cour dans le passage précité de son arrêt de 1969. La Cour juge donc équitable de ne pas tenir compte de Filfla dans le calcul de la médiane provisoire entre Malte et la Libye.”

Or, alors que la règle avait été formulée au mois de février 1969 par la Cour internationale de justice, Italie et Grèce ont conclu en 1977 un accord de délimitation particulièrement révélateur quant à l’application de la méthode des Conventions de Genève de 1958. La ligne d’équidistance tracée entre les deux Etats prend en compte l’ensemble des îles situées à proximité immédiate de la côte continentale grecque. S’il est tout à fait compréhensible que des îles comme Céphalonie, Corfou ou Leucade soient prises en compte en tant que point de base dans la délimitation maritime, il est plus surprenant de constater que les îles Stamfani et Arpia, formant l’archipel des Strophades, ne comptant à elles deux qu’un seul et unique habitant et aucune vie économique en dehors des visites depuis le continent, soient considérées de façon égale.

Pourtant les faits sont là : le positionnement des points 6 et 8 de la frontière maritime démontre clairement que les deux petites îles ont été prises en compte en tant que point de base, au même titre que Céphalonie, alors qu’en suivant la pratique communément admise, leur effet aurait pu être annulé car jugé excessif. Quelques ajustements mineurs ont pu être effectués en fonction de l’importance de l’île, entrainant un déplacement de la frontière pour la rapprocher ou l’éloigner de la ligne d’équidistance préalablement établie, mais il n’en demeure pas moins que la délimitation n’est pas véritablement conforme à la pratique des juridictions internationales, car si l’une d’entre elles avait été chargée d’établir la frontière maritime, elle aurait probablement cherché à atténuer l’effet des îles Strophades, en application des principes équitables issus de la jurisprudence de 1969.

delimitation Italie Grece ZEE Indemer Institut du droit de la mer Monaco
Délimitation maritime en vigueur (ZEE et plateau continental) entre Italie et Grèce (LIS No. 96 – Greece (GR) & Italy (IT) 1982)

De par l’emploi de la méthode de l’équidistance et le plein effet accordé aux formations insulaires, cet accord de délimitation, qui définit la frontière maritime du plateau continental et de la ZEE entre Italie et Grèce, s’avère pleinement conforme aux Conventions de Genève de 1958 ; une situation aisément expliquée par le fait que ces deux Etats disposent d’un nombre conséquent de formations insulaires. Partant, la conclusion d’un accord bilatéral ainsi orchestré, à rebours de la méthode communément admise, est à minima un précédent auquel se référer, et, si la méthode se réitère, il peut également s’agir du premier pas vers la formation d’une pratique régionale. Si l’accord Italie-Grèce est le plus pertinent à ce sujet, les autres ne sont pas en reste.

2. L’intégration partielle de l’impératif de solution équitable

A première vue, il semblerait que l’approche italienne des délimitations maritimes, après avoir convergé dans un premier temps avec les principes édictés par la Cour internationale de justice, s’en est ensuite progressivement éloigné pour retourner vers la méthode d’équidistance, et de prise en compte de l’ensemble des formations insulaires propre aux Conventions de Genève. En réalité, cet état de fait est  largement du à l’ordre chronologique dans lequel l’Italie a conclu les accords de délimitation. En effet, les deux premiers accords passés par l’Italie sont ceux pour lesquels l’effet disproportionné des formations insulaires aurait été combiné à une position désavantageuse, du « mauvais côté de la ligne ».

Ainsi, en 1969, un mois après l’arrêt relatif au Plateau continental de la Mer du Nord, Italie et Yougoslavie ont conclu un accord prenant  en compte les normes édictées par la Cour. Le tracé de la frontière suit ainsi la méthode d’équidistance propre aux Conventions de Genève, en prenant en compte les larges îles près de la Yougoslavie comme points de base.

Néanmoins, alors que la frontière aurait pu s’avérer tout autre en raison des petites formations insulaires situées à proximité immédiate de la ligne d’équidistance, Italiens et Yougoslaves ont établi un compromis en application des principes d’équité  : côté yougoslave, les îles de Palagruz et Kajola, quasiment situées sur la ligne d’équidistance, ne se voient ainsi accorder qu’une mer territoriale de 12 miles, tandis que l’effet des îles Jabuka et Andrija est nul ; côté italien l’île de Pianosa, appartenant à l’archipel des Tremiti, mais située bien plus près de la ligne d’équidistance, est dénuée d’effet. Qu’en est-il de la situation actuelle? La Slovénie, la Croatie et le Monténégro sont les Etats successeurs de cet accord, ce à quoi ils n’ont pas émis de protestation. En atteste la zone de protection écologique et de pêche Croate, transformée en ZEE en 2021, qui suit la même frontière. La « zone de jonction » entre mer territoriale Slovène et ZEE italienne, établie par le Tribunal arbitral dans l’affaire du Golfe de Piran (Sentence arbitrale du 29 Juillet 2017 relative à l’arbitrage entre la République de Croatie et la république de Slovénie), n’affecte pas les prétentions italiennes.

ZEE Croatie Indemer Institut du droit de la mer Monaco
La ZEE croate (La Croatie se dote d’une ZPEP, site de l’ambassade de Croatie en France)

Cette approche, que l’on pourrait qualifier d’hybride, est reprise dans l’accord de 1971 relatif à la délimitation du plateau continental entre Italie et Tunisie. Constitué de deux segments, le premier à équidistance du sud de la Sardaigne et de la côte Nord de la Tunisie, le second à équidistance de la côte orientale tunisienne et de la côte occidentale de la Sicile, le tracé de la frontière maritime comporte quelques spécificités méritant qu’on s’y intéresse.

S’agissant du premier segment, il accorde un plein effet à l’archipel des Galites, ensemble de six petites formations insulaires rocheuses et inhabitées situées à 20 miles environ de la côte continentale tunisienne. La frontière se situe en effet, sur une partie non négligeable des points, à équidistance entre cette formation rocheuse et le Cap Spartivento, point le plus méridional de la Sicile. Vient ensuite le second segment, qui débute par une application stricte de l’équidistance entre îles Egadi, comprises dans les eaux intérieures de la Sicile, et le Golfe de Tunis, dont la Tunisie a pris le soin d’annuler un potentiel effet négatif en traçant des lignes de base droite refermant le Golfe. Néanmoins, sur la partie la plus méridionale du tracé, l’équidistance es tracée en prenant pour point de base la côte continentale de la Tunisie, et les lignes de base droite délimitées au Sud de la Sicile, sans donner de valeur, aux fins de la délimitation, aux quatre petites îles Italiennes de Pantelleria, Linosa, Lampione et Lampedusa. Celles-ci ne se voient alors attribuer qu’un effet minimal : une mer territoriale de douze miles marins et un plateau continental de treize miles marins, à l’exception de Lampione, qui ne s’en voit attribuer que douze.

A priori, la délimitation consiste en une application stricte de la méthode d’équidistance propre aux Conventions de Genève de 1958, exception faite de l’annulation de l’effet des quatre petites îles susmentionnées. La position adoptée est toutefois compréhensible, et ce pour une raison simple : suivre la méthode d’équidistance en plaçant les points de base sur les îles aurait abouti à une solution largement en défaveur de la Tunisie. Ce faisant, elle ne l’aurait certainement pas cautionnée. Des années plus tard, dans le cas similaire du différend relatif à la délimitation de la frontière maritime dans le Golfe du Bengale, les juges du Tribunal international du droit de la mer, confrontés à l’épineuse situation de l’île de Saint Martin, appartenant au Bangladesh mais située à proximité immédiate des côtes du Myanmar, se sont ainsi dits préoccupés quant à l’obstacle  que pourrait représenter l’île à la projection du Myanmar sur les océans si un effet trop important lui était accordé (Délimitation de la frontière maritime dans le golfe du Bengale (Bangladesh/Myanmar), arrêt, TIDM Recueil 2012, p. 4) :

“S’agissant de la question de savoir si l’île de Saint Martin pourrait fournir un point de base, le Tribunal considère que, du fait qu’elle est située à proximité immédiate du continent, du côté du Myanmar par rapport au point d’aboutissement de la frontière terrestre des Parties sur le fleuve Naaf, le choix d’un point de base sur cette île aurait pour résultat une ligne qui bloquerait la projection de la côte du Myanmar vers le large. […]Pour ce motif, le Tribunal exclut de choisir un point de base sur l’île de Saint Martin.”

Que penser alors de cet accord ? En application des principes d’équité, la Tunisie s’est vue accordée une surface de près de trente mille kilomètres carrés, qui aurait été attribuée à l’Italie si la ligne d’équidistance avait été tracée en prenant pour points de base les îles Pélage (Linosa, Lampione, Lampedusa). En suivant le raisonnement établi par le Tribunal international du droit de la mer des années plus tard, il est compréhensible que le plein effet des quatre petites îles Italiennes se trouvant « du mauvais côté de la ligne », ait été atténué afin de laisser à la Tunisie la capacité de se projeter sur les mers. Une lecture de l’accord renforcée par le fait que la délimitation opérée avec Malte s’est faite sur la base de l’équidistance entre les mêmes îles et l’Etat maltais, même si, du fait d’un ajustement mineur, la ligne est légèrement plus éloignée de Malte que des îles Pélage.

Du côté italien, la conclusion de l’accord avait entraîné de vives réactions : la frontière établie impliquait que le Mammellone, zone de pêche très abondante où les pêcheurs avaient leurs habitudes, relevait exclusivement de la plateforme tunisienne.  Toutefois, il n’aura échappé à personne que la frontière maritime établie à titre provisoire pour la ZEE est le seul endroit où la délimitation s’écarte de celle déjà établie pour le plateau continental pour se trouver à équidistance des côtes italiennes et tunisiennes ! En application de la méthode d’équidistance propre aux Conventions de Genève, cette nouvelle ligne médiane permet à l’Italie de récupérer une partie non négligeable du Mammellone, d’autant que le champ d’application du régime juridique de la ZEE englobe à la fois la colonne d’eau, mais aussi les fonds marins et le sous-sol de la mer, secondairement. A ce titre, il est nécessaire de souligner que dissocier les frontières maritimes délimitant ZEE et plateau continental est un usage encore peu observé dans la pratique, les Etats préférant en général adopter une frontière unique. Et pour cause, bien que l’article 78 de la Convention des Nations Unies sur le droit de la  mer  précise que les droits de l’Etat côtier sur le plateau continental n’affectent pas les eaux surjacentes, il n’est guère difficile de comprendre que séparer les frontières est un terrain propice aux contentieux.

Certaines espèces sous-marines peuvent en effet séjourner tantôt sur le plateau continental, tantôt dans la ZEE, hypothèse qui n’est pas sans rappeler la guerre de la langouste, entre France et Brésil, dont le casus belli se résumait au fait de savoir si lesdites langoustes se déplaçaient en nageant dans les eaux surjacentes au plateau continental, ou si elles effectuaient des petits bonds sur le plateau continental.

Quoiqu’il en soit, aucune protestation n’a été émise à l’heure actuelle par la Tunisie, ce qui peut se justifier par le désordre qui règne dans le pays. Toutefois, si l’accessibilité aux ressources halieutiques semble justifier la manœuvre côté italien, il faut bien avoir à l’esprit que la Tunisie pourrait d’une certaine manière en tirer profit également, et ce pour une raison simple : la question migratoire. Par le passé, Lampedusa a été bien des fois le théâtre de l’arrivée de vagues migratoires. Aussi, valider le tracé de la ZEE proposé par l’Italie impliquerait que celle-ci puisse exercer un contrôle plus effectif des vagues migratoires, et de fait, cela déchargerait la Tunisie de ses obligations en la matière.

Il est inutile de s’appesantir trop longuement sur l’accord passé entre l’Italie et l’Espagne en 1974 : le tracé de la frontière, fondé sur la méthode d’équidistance, avec pour points de base les côtes orientales de l’île de Minorque côté Espagnol et la côte occidentale de la Sardaigne côté Italien, ne pose pas de problème particulier en tant que tel, la Sardaigne et Minorque étant des îles tant sous l’angle des Conventions de Genève que de Montego Bay. A noter toutefois que la France a protesté contre l’accord, considérant qu’une partie du plateau continental accordé à l’Espagne relevait en fait de son propre plateau, ce qui n’a pas empêché l’Italie d’étendre la délimitation à la colonne d’eau pour établir sa ZEE, sous réserve de négociations ultérieures. De la même manière, l’accord de 1992 entre Albanie et Italie  a simplement consisté à établir une ligne d’équidistance séparant en deux le canal d’Otrante, aucune circonstance ne justifiant d’aménagement à l’équidistance. On mentionnera toutefois que suite à l’accord trouvé en 2020 entre Grèce et Italie, afin d’octroyer à la ZEE les délimitations effectuées pour le plateau continental, il ne serait pas surprenant que l’Albanie fasse de même, notamment en raison du projet de construction de gazoduc trans-adriatique, projet partagé entre Albanie, Grèce et Italie.

A l’inverse, s’agissant des accords bilatéraux passés entre France et Italie, deux instruments sont à mentionner : tout d’abord, la Convention de 1986 relative à la délimitation des frontières maritimes dans les Bouches de Bonifacio, détroit très resserré entre la Corse et la Sardaigne. Il est difficile de tirer de conclusions de portée générale à partir de cet accord très spécifique : l’espace maritime compris entre la pointe sud de la Corse et la pointe Nord de la Sardaigne est trop étroit pour y faire tenir autre chose que des eaux territoriales. Par ailleurs, bien que des aménagements aient été apportés à la méthode d’équidistance, il semble qu’ils s’expliquent par des considérations purement pratiques : l’infléchissement de la ligne dans le passage le plus resserré des bouches se justifie en effet par la concession accordée de la part des italiens aux français, afin que ceux-ci puissent disposer d’un couloir de navigation praticable, tenant compte notamment de l’écueil des Lavezzi, qui fut pour l’anecdote le théâtre du naufrage de la frégate La Sémillante lors d’une tempête en 1855.

Il est nécessaire d’évoquer également l’accord dit de Caen de 2015, dont l’objectif était d’établir l’ensemble de la frontière maritime franco-italienne en Mer Méditerranée. Bien que le préambule du traité précise que le tracé de la frontière ait été réalisé selon la méthode d’équidistance, plusieurs sénateurs italiens se sont opposés à sa ratification en raison notamment du fait qu’il escamoterait plusieurs zones riches en ressources halieutiques au détriment des Italiens. Par conséquent, l’Italie n’a, à ce jour pas ratifié le Traité. Le problème de la délimitation est apparu en pleine lumière quand des navires de pêche italiens ont été arraisonnés par les autorités françaises dans les zones disputées. A ce jour donc, les frontières maritimes entre les deux pays restent incertaines. Il est cependant nécessaire d’observer qu’au cours des négociations, la partie italienne a œuvré afin de maintenir inchangées les lignes de base droite définies en 1977, qui intègrent l’archipel toscan dans les eaux intérieures, élargissant ainsi la mer territoriale de façon non négligeable. Ce faisant, le tracé de la ligne d’équidistance entre les deux pays accorde un plein effet aux dites îles, alors que certaines, comme l’île de Monte-Cristo, sont petites et inhabitées : un précédent de plus pour l’Italie dans l’établissement de sa pratique régionale, si elle consent à ratifier l’accord. Bien sûr, il est également possible de mener de nouvelles négociations, mais aux fins de pérenniser l’usage relatif au plein effet des îles dans les délimitations maritimes, il est crucial que cet aspect reste inchangé.

traite caen 2015 Indemer Institut du droit de la mer Monaco
Carte de la délimitation maritime entre la France et l’Italie présente en annexe de l’accord de Caen. Les zones contestées et l’archipel toscan ont été ajoutés par l’auteur de la note

Que retenir de ces accords ? Conclus en grande majorité avant l’entrée en vigueur de la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer, mais après la jurisprudence relative au Plateau continental de la Mer du Nord, ils semblent à première vue qu’ils s’appuient de façon assez classique sur la méthode de la ligne d’équidistance, avec une possible correction en fonction des circonstances spécifiques. Néanmoins, la position n’est pas tout à fait similaire : si les petites îles situées « du mauvais côté de la ligne » se sont vus annuler leur effet excessif dans les accords bilatéraux conclus avec la Yougoslavie et la Tunisie, tel n’est pas le cas pour celles se situant à proximité immédiate des côtes de l’Etat auquel elles appartiennent.

Ainsi, alors que la Cour internationale de justice avait supprimé un possible effet de Filfla dans l’affaire relative à la délimitation du Plateau continental (Jamahiriya arabe lybienne/Malte) –Filfa étant comprise dans l’archipel maltais – il semble que l’Italie ait constamment veillé à accorder un plein effet aux petites formations insulaires situées à distance raisonnable de la côte continentale. Par ailleurs, la frontière établie en 1971 avec la Tunisie est susceptible d’évoluer vers une application stricte des Conventions de Genève, ce qui ferait de l’accord avec la Yougoslavie le seul qui intègrerait l’annulation de l’effet excessif des petites formations insulaires. L’opposition à la théorie de la masse terrestre explique cette démarche de délimitation.

3. La théorie de la masse terrestre

Cette conception des délimitations maritimes a été développée pour la première fois par la Lybie au cours du différend précédemment mentionné, l’ayant opposé à Malte. La Cour internationale de justice, au travers de son arrêt de 1985, la résume ainsi (Plateau continental (Jamahiriya arabe lybienne/Malte), op.cit)  :

“La Libye a soutenu qu’au nombre des considérations géographiques pertinentes il faut compter la masse terrestre s’étendant derrière la côte qui, selon la Libye, fournirait la base factuelle et la justification juridique du titre de l’Etat à des droits sur le plateau, un Etat doté d’une masse terrestre plus grande ayant un prolongement naturel plus « intense ».”

Puis, elle l’écarte rapidement :

“La Cour ne saurait admettre qu’il y ait là une considération pertinente. La masse terrestre n’a jamais été prise comme fondement du titre sur le plateau continental, et cette thèse ne trouve aucun appui dans la pratique des Etats, dans la jurisprudence, dans la doctrine, ni du reste dans les travaux de la troisième conférence des Nations Unies sur le droit de la mer. Elle changerait radicalement le rôle du lien entre la côte et le plateau continental. Le pouvoir générateur de droits de plateau continental procède non pas de la masse terrestre, mais de la souveraineté sur cette masse terrestre. Et c’est par la façade maritime de cette masse terrestre, c’est-à-dire par son ouverture côtière, que cette souveraineté territoriale réalise concrètement ses droits de plateau continental. Ce qui distingue un Etat côtier, qui a droit à un plateau continental, d’un Etat sans littoral, qui n’y a pas droit, ce n’est assurément pas la masse terrestre, que l’un comme l’autre possèdent, mais bien l’existence chez l’un et l’absence chez l’autre d’une façade maritime.”

Malgré le dictum de la Cour internationale de justice, il semble qu’aujourd’hui encore, certains Etats persistent à défendre la théorie de la masse terrestre. La Turquie, qui n’a ni ratifié, ni même signé la Convention des Nations unies sur le droit de la mer, n’a vraisemblablement pas renoncé à la proposition qu’elle avait formulée lors des travaux préparatoires de ladite Convention (Conférence des Nations Unies sur le droit de la mer, Documents officiels, vol. III, p. 266, doc.A/CONF.62/C.2/L.55, 13 Août 1974) :

“Une île située dans la zone économique exclusive ou sur le plateau continental d’un Etat étranger n’a pas de zone économique ni de plateau continental propres, à moins qu’elle ne comporte au moins un dixième de la superficie terrestre et de la population de l’Etat auquel elle appartient.”

La formulation « une île située dans la zone économique exclusive ou sur le plateau continental d’un Etat étranger » est particulièrement révélatrice : elle induirait que l’incidence des îles ne doive être examinée qu’après l’établissement d’un plateau continental ou d’une ZEE depuis le continent. Ce faisant, les zones maritimes établies depuis la côte continentale engloutiraient les îles, qui n’auraient droit à rien d’autre qu’une mer territoriale, à moins qu’elles ne remplissent le double critère avancé par la Turquie – aucune île en Méditerranée ne le remplit, mis à part les Etats insulaires. Afin de véritablement saisir la portée de cette méthode de délimitation, il faut avoir à l’esprit qu’en l’appliquant, la Corse par exemple, au vu de sa position dans le Golfe de Gênes, ne pourrait prétendre à autre chose qu’à une mer territoriale de douze miles marins.

Et qu’en est-il des îles qui ne sont pas situées sur le plateau continental ou dans la ZEE d’un autre Etat, autrement dit du bon côté de la ligne d’équidistance ? Il est en général admis que dans le cas des petites formations insulaires, l’application de l’équité conduit à annuler leur effet excessif comme cela a été le cas pour Filfla. Nul doute que la Turquie adhère à cette position. S’agissant des îles dont l’effet ne peut être annulé, l’hypothèse soulevée présente des similitudes avec le cas de l’île des Serpents, qui avait été examiné par les juges de la Cour internationale de justice dans l’affaire relative à la délimitation maritime en Mer Noire ( Délimitation maritime en Mer Noire (Roumanie c. Ukraine), arrêt, C.I.J. Recueil 2009, p. 61). La Cour, devant établir la frontière maritime entre Roumanie et Ukraine, s’était questionnée au sujet des circonstances pertinentes pouvant possiblement modifier la ligne d’équidistance qu’elle avait préalablement établie. Elle s’interrogeait notamment au sujet de l’île des Serpents, formation insulaire située à une vingtaine de kilomètres de la côte continentale ukrainienne. Or, étant donné qu’en l’espèce, cette côte attirait à elle des espaces maritimes d’une largeur inférieure à deux cents miles marins, il n’était pas envisageable d’accorder à l’île une ZEE ou un plateau continental propre, sans quoi la solution retenue eut été au désavantage de la Roumanie.

delimitation maritime mer noire V2 Indemer Institut du droit de la mer Monaco
L’annulation de l’île des Serpents dans le tracé de la frontière maritime (Délimitation maritime en Mer Noire, op.cit)

Ce sont les circonstances spécifiques de l’espèce qui ont conduit la Cour a annulé le plein effet de l’île, en application de l’impératif de parvenir à un résultat équitable. En atteste le fait que les juges ont considéré ne pas avoir à examiner si l’île relevait du paragraphe 2 ou 3 de l’article 121 de la Convention de Montego Bay. Or, l’application de la théorie de la masse terrestre conduirait à généraliser l’annulation du plein effet de tous les types de formations insulaires, peu importe les circonstances pertinentes du cas d’espèce, à compter du moment où accorder un autre effet qu’une mer territoriale à l’une des îles considérées dans la délimitation conduirait à amputer une partie d’une zone maritime établie depuis la côte continentale d’un autre Etat. L’examen du MoU Turquie-Lybie et de la revendication de ZEE réalisée par l’Algérie en 2018 confirme cette approche.

Accord Turquie Libye Indemer Institut du droit de la mer Monaco
Délimitation maritime établie par le MoU de 2019 (“Mavi Vatan” versus la “Profondeur Stratégique” : une doctrine eurasiste pour remplacer une doctrine « néo-ottomaniste »? ,IFG, Observatoire de la Turquie contemporaine). L’indication du complexe de Castellorizo a été ajouté par l’auteur de la note.
ZEE algerie Indemer Institut du droit de la mer Monaco
Revendication algérienne de ZEE (L’expansionnisme algérien, le grand rôle joué par Boualemn Bougetaia juge au TIDM dans le tracé des frontières maritimes algériennes, Lafriqueadulte)

Concernant le premier, il ignore totalement l’effet de plusieurs îles helléniques, quand il ne les engloutit pas carrément. Le second est du même ton : la zone revendiquée chevauche très largement les ZEE italiennes et espagnoles, sans qu’aucune négociation n’ait été réalisée au préalable. Si la loi algérienne fait état du fait que les limites extérieures de la ZEE peuvent être modifiées dans le cadre d’accords bilatéraux avec les Etats dont les côtes sont adjacentes, conformément à l’article 74 de la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer, la pratique est plutôt révélatrice d’une certaine similitude avec la position turque. Des formations insulaires tels que Majorque ou la Sardaigne, qui, comme il a été expliqué précédemment, répondent parfaitement au statut d’îles tant sous l’angle des Conventions de Genève que celui de la Convention de Montego Bay, sont ainsi considérées comme inappropriées pour servir de point de base à une délimitation fondée sur la méthode de l’équidistance, et ne se voient attribuer qu’un effet minimum : une mer territoriale de douze miles marins mesurée à partir de leurs côtes. Or, compte tenu des caractéristiques de ces deux îles, qu’il s’agisse de superficie, population ou vie économique, il apparait évident que même l’équité la plus poussée ne saurait que difficilement justifier une dérogation à l’équidistance mesurée à partir de leurs points les plus méridionaux. C’est pourquoi l’Italie a bien entendu adressé une protestation au gouvernement algérien, les deux gouvernements étant actuellement en négociation afin de parvenir à l’établissement d’une frontière commune. 

Tous ces éléments mis bout à bout, il semblerait donc qu’en suivant l’approche de la masse terrestre, toute délimitation maritime doit être réalisée en plaçant les points de base sur les côtes continentales des Etats, en faisant abstraction des îles. Au-delà de l’aspect subversif de la théorie, il y a un véritable enjeu en matière de droit de la mer, car en agissant de la sorte, la Turquie, l’Algérie ou encore la Lybie ne remettent pas seulement en question le droit des îles d’avoir des zones maritimes ; elles passent outre le principe reconnu selon lequel c’est du statut souverain établi sur un territoire terrestre, que découlent, au travers de la façade maritime, les droits existant au sujet de la ZEE et du plateau continental.

La déclaration du chef de la diplomatie après la conclusion de l’accord passé avec l’Italie prend alors tout son sens : alors que la Grèce avait échoué à porter la délimitation des frontières maritimes devant la Cour internationale de justice en 1978, et que les turcs entretiennent une menace perpétuelle de militarisation du différend, elle a trouvé en l’Italie un allié de choix, qui partage sa position quant au « droit des îles d’avoir des zones maritimes ».

Ainsi, à l’heure où les revendications maritimes se multiplient en Méditerranée, deux approches des délimitations semblent se distinguer clairement. D’un côté, l’approche de la masse terrestre, privilégiant les délimitations entre côtes continentales quitte à négliger les îles. Bien qu’écartée par la Cour internationale de justice dans son arrêt de 1985, elle demeure la méthode de référence pour les Etats disposant d’une étendue continentale considérable. De l’autre, une approche que l’on peut qualifier d’insulaire, qui octroie quant à elle un poids considérable à tous les types d’îles, et à la méthode d’équidistance.

Plus que de délimitation maritime, c’est de jeu d’influence dont il est actuellement question dans l’espace méditerranéen. A ce titre, la conclusion d’accords bilatéraux est non seulement la meilleure manière d’éviter d’avoir à subir des prétentions excessives de pays voisins, mais c’est aussi devenu le moyen de disposer d’un précédent en faveur de sa propre approche pour de nombreux Etats. Quant au fait de savoir laquelle prévaudra, il est difficile de réaliser une quelconque prédiction. La seule chose que l’on puisse affirmer avec conviction, c’est que lorsqu’il s’agit de délimitation maritime, la Méditerranée, tel l’Enfer de Dante, suit ses propres règles.

Posté le 11 octobre 2021 par Andrea Binet.

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